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C’était une pharmacie à l’ancienne, une pharmacie de province. À l’entrée, il y avait une affiche qui me faisait un peu peur parce qu’on y voyait le dessin d’une jambe artificielle et que les mots que j’y lisais étaient chargés de malheur. Elle détaillait ce qu’on pouvait louer comme matériel médical (fauteuils roulants, soulève-malades, cannes, béquilles, cannes anglaises, lits mécaniques, matelas anti-escarres, atomiseurs, pèse-bébés, tire-lait…) ou orthopédique (ceintures, bas à varices, corsets, oxygène pour insuffisants respiratoires…).

Au mur, des boiseries et, partout, cette odeur caractéristique et indéfinissable des pharmacies. Sauf que celle-là sentait aussi l’eau de Cologne, parce qu’il y avait une grosse bombonne en verre avec un robinet que nous aimions tourner, ma sœur et moi, mais qui fuyait ou que nous ne savions jamais bien fermer. Dans cette atmosphère recueillie, ma mère devait intimider ses clients par sa distinction naturelle. Pas de la Touraine, pas de leur monde — une Parisienne venue s’installer à la campagne : ils ne manquaient pas, à l’occasion, de le lui faire sentir. Je crois qu’elle en souffrait secrètement. Elle se démenait pour aller porter des médicaments urgents, le soir, dans les fermes ou les maisons alentour, ne regardant pas à l’effort, rendant volontiers service et conseillant ceux qui venaient la voir au lieu d’« aller au docteur ». Ils lui faisaient confiance et, ma foi, ils n’avaient pas tort. Elle avait toujours voulu être médecin mais son père le lui avait interdit — « pas un métier pour une femme ».

Donc la maison regorgée de médicaments. Elle était sûrement sa meilleure cliente. J’avais l’impression qu’elle aurait pu avaler chaque jour son officine entière. J’ai passé des années à vivre avec cette appréhension diffuse. Dans la poche de sa blouse, il y avait la clé du « tableau B ». Ce que c’était, je ne le savais pas exactement, mais j’en entendais parler tous le temps. Elle appelait ça les « toxiques » : le mot seul résumer le danger. Je n’étais pas rassurée de savoir qu’elle les maniait comme elle voulait. Un jour, en parlant de ses racines italiennes, elle avait dit — sans doute pour plaisanter — que sa famille descendait des Borgia. Je me suis précipitée sur le dictionnaire des noms propres. Étrange de descendre du fils d’un futur pape ! En bonne Latine, elle en rajoutait toujours, mais ces histoires d’empoisonnement ne me disaient rien qui vaille. Car Maman adorait faire elle-même des « préparations », sur sa paillasse, dans l’arrière-boutique. Elle racontait comment les Anciens purgeaient la « bile noire », avec du thym, du safran et de l’ellébore — on pouvait aussi, selon le De melancholia de Constantin l’Africain, ajouter un « scrupule de scammonée ». Je cite cela uniquement pour la beauté des termes car j’ignore tout à fait ce qu’ils désignent.

Mais ma mère aussi aimait les mots. Elle m’avait enseigné ce qu’est la « dose létale », celle qui provoque la mort. Cela me trottait la tête. J’entendais « étale » et la voyais étendue par terre.

En Grèce, pendant les vacances, il y avait l’heure douce où, selon son expression favorite, la mer devenait enfin étale. Mère étale. Sans mouvement, fixe, immobile…

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EPS

Bien plus tard, je suis tombée sur le texte d’un article intitulé « Évaluation du potentiel suicidaire ou EPS ». Cet article expliquait :

« Il faut considérer que la dépression mélancolique s’accompagne toujours d’un potentiel suicidaire élevé et ne surtout pas se sentir rassuré par l’intensité du ralentissement psychomoteur en pensant que le patient n’aura pas la force de tenter de mettre fin à ses jours. Le désir de mort est constant et permanent et est parfois considéré par le patient comme un châtiment ou une punition nécessaires. Les tentatives de suicide peuvent survenir à n’importe quel moment et parfois en fin d’accès après une amélioration clinique franche. »

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Apporte-moi de l’amour

À l’approche de l’hiver, c’était pire encore. Nous redoutions le raccourcissement des jours et la réduction de l’ensoleillement qui perturberaient encore un peu plus son humeur. La lampe que l’on avait fait venir de Suède n’y pouvait pas grand-chose. D’ailleurs, ma mère semblait avoir tout essayé, luxthérapie ou thérapie par la lumière, psychothérapie, psychanalyse…

Un jour, c’était il y a une dizaine d’années, j’ai appelé de Paris mais le téléphone sonnait dans le vide. J’ai appris qu’elle avait été hospitalisée en urgence dans un établissement psychiatrique du Loir-et-Cher. C’était un samedi d’automne. J’ai laissé mon mari et mes enfants à Paris et roulé jusqu’à ce château de Chambord.

Une lumière mordorée s’accrochait à l’entrée monumentale de ce qui devait être une bâtisse du XVIIIe siècle avec toits d’ardoise, œils-de-bœuf et hautes fenêtres à volets intérieurs donnant sur la Loire. De cette masse se dégageait une impression de blancheur, sans doute encore à cause du tuffeau. Décidément, me revenait l’image de ce matériau au cœur tendre et poreux mais qui durcit à l’air, comme nombre d’entre nous. Il me semblait qu’ici, dans cette clinique, je découvrirais peut-être ce que Saint-Beuve appelle justement « toucher le turf », « le sol primitif, la sincérité profonde ».

J’ai garé ma voiture sous un vieux cèdre et gravi non sans trac l’escalier à double révolution qui menait à l’accueil. Il y avait quelque chose de dérisoire et de troublant dans le contraste que je pressentais entre ces murs fiers et la détresse de leurs pensionnaires. En haut des marches, une pancarte indiquait sobrement :

Établissement privé d’hospitalisation spécialisée. Psychiatrie.

J’ai trouvé ma mère échouée. J’ai tenté de masquer comme j’ai pu l’épreuve qui consistait à la voir là, au milieu de ces êtres dont elle avait réussi à mémoriser les prénoms et qu’elle saluait le plus courtoisement possible quand nous les croisions — Françoise, une ancienne prof de maths aux traits ravagés, venue soigner une dépression sévère ; Gilbert, qui se prenait pour François Ier et s’apprêtait à partir pour le Camp du Drap d’or (on ne pouvait le croiser dans un couloir sans qu’il vous crie « enculé de Charles Quint ! ») ; et une multitude d’autres dont j’ai oublié les noms, gesticulant, prostrés, hurlant soudainement sans raison ou provoquant une altercation avec un autre patient.