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Théodore entreprit le portrait de la belle Céleste, il lui mit une cuirasse d’officier de la vieille garde qui traînait dans un placard avec la ferraille qui avait servi pour le Cuirassier blessé quittant le feu et il décréta qu’elle posait dans le rôle de Tancrède, l’un de ses succès, car elle excellait à chanter Rossini. Elle avait été Rosine, Sémiramis et la Dame du Lac, Cendrillon et l’Italienne en Alger. Je me souviens que cette femme vêtue d’acier se moqua un jour de la femme nue peinte par Ingres — comme si elle ne voulait pas reconnaître, devant nous, les élèves, que c’était elle : « Quand je pense que l’on a fait croire à ce cornichon d’Ingres que son modèle était mort. C’est Granet qui avait monté le coup. De quoi rire, mon petit, de quoi rire. La grande comédie italienne. Je n’en dis pas plus. C’est pour cela qu’il n’est pas tout à fait fini ton tableau, les pieds ne sont pas parfaits, regarde. Tu devrais les reprendre, tu le revendrais mieux. »

Et elle détaillait, en le critiquant à haute voix de soprano, ce corps qui était peut-être le sien. Nous n’étions pas dupes.

Mon ami, le vieux Lefèvre, « élève d’Ingres » — il en était si fier — qui peignait pour deux francs les croix d’honneur des miniatures au Palais-Royal, me parlait souvent de cette époque. Il utilisait comme pinceaux des poils arrachés à sa barbe. Il en savait long. Pour lui, l’histoire de la Dormeuse de Naples récupérée pour la toile ne tenait pas. Aucun peintre n’aurait osé faire cela, il suffisait de l’avoir vue. Même si ce n’est pas son genre de beauté, on doit reconnaître que c’est un joli travail. On a le respect du métier des autres dans les ateliers. Non, il savait de source sûre que Joseph, le modèle noir comme taupe que Géricault avait pris en affection, parce que la mode était à plaindre les noirs et à leur donner la liberté, avait, quelques jours avant la mort de Théodore, roulé la toile et qu’il avait disparu. Il voulait la monnayer en Italie ou en Angleterre. Je connaissais mal ce Joseph, acteur venu de Saint-Domingue en passant par Marseille où il s’était fait acrobate dans la troupe de madame Saqui ; c’était le genre un peu brigand. Il impressionnait, mais n’était pas mauvais bougre. Intarissable, il racontait mille aventures de maîtresses qu’il prétendait avoir et que l’on ne voyait jamais. Il disait connaître Ingres personnellement. À la longue, il me fatiguait un peu. Il devait estimer qu’un tableau d’Ingres, même volé, cela se revend plus cher qu’un Géricault, assez cher pour que l’on trahisse son bienfaiteur à son lit de mort. Le vieux Lefèvre-aux-croix-d’honneur ne semblait pas grand défenseur des comédiens des colonies. Une autre version pourrait être, selon lui — je le revois pliant sa barbe en trois —, que Joseph, modèle habitué à voir de si belles choses, avait voulu garder pour lui la toile dont il aimait la beauté. Cette montagne de muscles était assez fantasque pour s’être épris d’une plate peinture, sachant bien qu’à la vente de mon maître, il ne serait pas assez riche pour l’acquérir. Et j’imagine assez Théodore, malicieusement, la lui donnant. Joseph l’acrobate partit secouer ses chaînes en Italie, et nul ne le revit plus.

Lefèvre-aux-croix-d’honneur disait en chevrotant que Joseph avait peut-être été payé par Ingres pour récupérer La Dormeuse. Il m’avait fait cuire un lapin dans sa soupente, qui empestait tout l’étage d’une odeur de sauce au laurier, et dont nous nous régalions, le soir où il me conta l’affaire. Sur la table, dix officiers dans des ovales d’ivoire attendaient de nouveaux honneurs. Je m’en souviens comme si c’était hier.

Quant au portrait de la Meuricoffre en Tancrède, il existe toujours. Un jour de rage, au moment de la rupture, Théodore lui ajouta des moustaches, replâtra le visage. C’est l’officier de cuirassiers du musée de Rouen.

J’ai abandonné aujourd’hui la carrière de rapin, je me suis fait photographe et je gagne bien ma vie. Je le raconterai ailleurs. On pense que pour être photographe, il faut de la fortune. Je prouve le contraire. Je travaille pour les peintres : c’est mon idée de génie, j’ose le dire. Quand monsieur François Arago a exposé devant l’Académie le procédé de monsieur Louis Jacques Mandé Daguerre et de monsieur Joseph Nicéphore Niepce, j’ai tout de suite compris quel parti l’on pouvait en tirer. Je vends à monsieur Camille Corot, qui ne sort pas de chez lui, des clichés pris à Fontainebleau et à Barbizon. Il barbouille ensuite ses plats d’épinards comme il veut, le petit père. Je photographie des modèles de l’Ecole des beaux-arts et je suis une providence pour les artistes sans le sou qui ne peuvent s’offrir une femme qui pose. Tous ces peintres sont des menteurs et des truqueurs. Seul Théodore ne trichait pas. En souvenir de lui, j’ai fait poser devant l’objectif une lorette vulgaire, qui n’avait même pas voulu enlever son ruban noir autour du cou, les mains dans les cheveux, comme sa Napolitaine. Je me demande bien qui me l’achètera et quel tableau cela deviendra au Salon. Je rédige aussi des livrets que l’on vend à l’entrée du Salon, j’ai pour spécialité de faire parler les maîtres. Je rédige un commentaire à la première personne comme si j’étais monsieur Ingres ou monsieur Corot, une autre fois je me suis pris pour Léonard de Vinci. Mon grand jeu est d’inventer un style pour tous ces maîtres qui n’écrivent pas, et qu’on les reconnaisse. Si je suis Michel-Ange, je sale et je pimente, si je suis le Corrège, je me fais nuageux et mauve, si je suis Albert Dürer, aigu et incisif, si je fais parler le Giotto, je prends le ton drolatique des contes du Moyen Âge. J’ai mon succès et je vends toujours tous mes livrets la première semaine. Un jour j’en ferai un ouvrage. Mes dialogues des morts. C’est un aussi grand plaisir que de retrouver mes clichés travestis chaque année sur les cimaises. Au Salon, je m’amuse. Le public va finir par l’apprendre. On le chuchote déjà. En art, tout est faux.

*

J’en ai tout de même côtoyé un autre qui était honnête, qui croyait à ce qu’il faisait et ne cherchait pas à barbouiller des saints de carton bouilli et des Vénus de plâtre pour les bourgeois. Il admirait je crois beaucoup Théodore et à ce titre déjà mérite bien du respect. J’ai vu entrer un jour, dans l’atelier de la Méduse, un homme que je ne connaissais pas. J’étais en haut d’une échelle occupé à étaler, au sabre s’il vous plaît, tout le fond du ciel au-dessus du radeau. J’allais le voir souvent ensuite, ce peintre aux lèvres serrées comme sur un portrait d’autrefois. Mis en dandy, la flamme dans l’œil, il attirait les regards. Monsieur Théodore allait pour l’embrasser. Il l’écarta : « C’est d’abord ta toile que je veux voir, ton sublime radeau dont tout le monde parle. » Il balaya d’un revers de main la petite maquette avec les personnages en cire que j’avais eu tant de mal à installer, sur le modèle de ce que le grand David avait construit pour faire entrer tant de personnages dans son tableau du sacre de l’Empereur. L’homme se recula, demeura en silence, puis parla italien. On me demanda de traduire. C’était du Dante et j’aimais entendre, avec cet accent français, dans notre vieille salle d’atelier, les pages que j’avais apprises enfant. Puis, l’homme, s’interrompant :

« Tu en es là, montre-moi ton esquisse, tu vas t’attaquer à cette partie maintenant, ce dos courbé et cette main de mourant qui tient la poutre du radeau…