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Depuis que je ne la vois plus, quand je travaille seul, au bout de quelques heures de silence, de gestes réitérés, de surfaces couvertes de couleurs avec application et exactitude, elle revient, je ne regarde que la toile, le nez flairant l’huile, je passe un pinceau mou sur la pâte pour en atténuer le relief, je me retiens de respirer, et je sais qu’elle est près de moi. Je ferme les yeux, elle reste un temps et disparaît. Je sors et je joue un petit air au violon que je fredonne pour me laver l’esprit. Orphée de Gluck. Puis je ferme à nouveau la porte, je me remets à l’ouvrage, en mimant, pour moi seul, celui qui ne l’attend pas. Elle m’aura tué à petit feu, mais en me laissant voir qu’elle était aussi malheureuse et abandonnée que son peintre. Je me suis ainsi consolé de ses amants. Amaury-Duval, le plus consciencieux de mes élèves et qui est l’amant de sa femme, m’a encore demandé l’autre jour si je savais qui avait cette Dormeuse de Naples, le pendant de l’Odalisque si célèbre. Amaury est un peu bête. J’ai montré l’Odalisque dans le Paris de 1819. Théodore Géricault a dit à son ami Montfort : « J’admire la baigneuse d’Ingres. Où l’a-t-il prise ? C’est terriblement beau. » Il n’avait pas vu La Dormeuse. J’aurais voulu la lui montrer, il aurait compris ma passion. Géricault, ce fou qui cachait comme moi ses amours. J’ai été obligé de dire à Amaury que je n’en savais rien. Je destinais mon tableau à un roi, Murât ; on l’a fusillé. Son royaume n’est plus qu’un souvenir, et ma Dormeuse de Naples sommeille dans quelque grenier du vaste palais royal de Capo di Monte ou a été détruite dans la révolution. On m’a dit qu’elle était à Venise. Je n’en sais rien. Je crois que monsieur Denon, que je hais, l’a vue lors de ses missions italiennes et n’a pas pris la peine de l’acheter pour Paris, ni de me le dire. On ne fait pas plus méprisable que ce galant mondain, déchet de Versailles entiché de Napoléon, Talleyrand des arts, de la m… dans un bas de soie. Je suis allé cracher sur sa tombe le matin de son enterrement pour m’assurer qu’il était mort. Ma Dormeuse, peut-être elle aussi l’avait-il volée. De même, qu’est devenu le portrait de la reine Caroline, posant en noir devant la cime du Vésuve ? Tout cela a dû disparaître, et moi seul, ridicule sénateur qui ignore tout de l’État, je me souviens de cette époque où je n’étais rien, de ces fantoches que la Parque a saisis les premiers et que je détestais comme s’ils devaient me survivre, avec toutes ces choses oubliées, que je trouvais alors si belles.

J’aime me rappeler cette admiration de Géricault pour l’Odalisque. À l’époque, nous étions dans le même camp. Nous nous moquions de David et de son école. Nous avions compris que l’on pouvait faire autre chose, que leur « beauté » romaine n’était pas toute la peinture. Ensuite, je suis allé regarder Raphaël, et lui, à l’autre bout de la Grande Galerie, copiait Rubens. Il a appris à brosser à grands traits, à montrer sa vigueur. Le Radeau de la Méduse a été son Jugement dernier. J’avais des idées à l’opposé des siennes. La touche, si habile qu’elle soit, ne doit pas être apparente : sinon, elle empêche l’illusion et immobilise tout. Au lieu de l’objet représenté, elle fait voir le procédé ; au lieu de la pensée, elle dénonce la main.

Depuis, j’ai continué ma route, toujours semblable à moi-même. Eux n’ont fait que changer. Et je suis devenu vieux. Face aux « romantiques », j’étais aussi timide que devant la dormeuse de Naples, je restais l’ancien élève des frères des écoles chrétiennes de Montauban. Les vers latins et le thème grec. Avec une éducation pareille, il n’y avait rien à espérer. J’en pleure encore. J’aurais pu me porter à la tête de cette troupe. On m’aurait acclamé. Je serais monté sur la barricade. Avec eux. Et je suis seul.

Je digresse pour ne pas aborder de front la suite de mon histoire. Après notre conversation, je plantai Granet place Navone et titubai jusqu’à l’atelier où je m’enfermai. Elle vint. Je lui ouvris sans un mot. Je fis comme si de rien n’était. Mais j’abandonnais La Dormeuse pour une autre toile. Je lui demandais de poser debout. Elle fit la capricieuse. Pour la première fois, j’ordonnais. Elle s’exécuta.

Elle parla de sa vie. Comme je ne disais rien, elle enchaînait les phrases à voix basse. Je retrouvais son attitude, si peu sûre d’elle, si renfermée, des premières minutes chez moi, à Naples. D’abord souveraine, puis jeune fille timide qui hésite, puis se confie, puis s’abandonne et se reprend. Elle me dit qu’elle resterait toujours seule. Elle ne savait rien faire, elle ne plaisait pas. Elle n’avait aucun vrai ami, aucune confidente de pension. Elle était gentille pourtant, on la croyait hautaine et méprisante alors qu’elle cherchait à être agréable à chacun. Elle avait toujours obéi à ses parents, sans les décevoir jamais. Elle était une fille bête. Elle refusait par principe les jeunes gens qu’on lui destinait. Des garçons simples et braves. Elle en avait horreur. Elle n’était pas si intelligente que cela. Ni si belle qu’un peintre veuille tant la faire poser. Elle aimerait faire maintenant quelque chose qui lui fût propre. D’abord, quitter l’Italie. J’aurais pu lui apprendre le métier de peindre. Cela, jamais ses parents n’y auraient pensé. Elle deviendrait célèbre et ne se marierait pas. Ou alors elle serait chanteuse, deviendrait riche et couverte d’amants. Puisqu’on ne l’aimait pas, elle se vengerait par la fortune et la méchanceté. Elle apprendrait le cynisme, que son père détestait tant. Elle n’irait plus à la messe. Elle parlerait français. Est-ce que je voudrais bien l’aider dans ces nouvelles vies ? Elle me regardait.

Je possède encore cet autre tableau fait d’après elle, en quelques séances, puis de souvenir. Ces dernières années, je l’ai maquillé afin de n’en garder l’image que pour moi seul. Mais je l’ai appelé La Source. Après ma mort, en lisant ces pages, on comprendra bien pourquoi. Dans un coin sombre de mon atelier, dissimulé à moitié par un rideau de serge verte, j’avais placé cette ébauche, grande comme nature, que j’avais tracée en deux nuits, d’après mes piles de dessins, et retravaillée ensuite devant elle. Je l’avais pour ainsi dire toute dans ma tête, je l’exécutai ensuite comme d’une seule venue. Je m’étais enfermé, j’en oubliais de dormir. J’étais si dépouillé face à son visage. Elle posait, droite comme une colonne de temple, tordant ses cheveux entre ses mains ; je l’avais peinte comme je la voyais, le fond était resté d’un jaune d’or qui lui donnait l’air de la Madone de saint Sixte de mon cher Raphaël — que j’irai quelque jour, si l’on me prête vie, voir à Dresde. Elle m’a servi de protectrice et de refuge — toute ma vie, cette toile ne m’a pas quitté. Sans me consoler d’avoir perdu La Dormeuse.

Dernièrement, je l’ai terminée, comme le tombeau de mes années de jeunesse. Je l’ai achevée. J’ai alourdi les bras, changé la pose, plombé le fond, ajouté dans ses mains une urne qui ressemble à un ornement de cimetière. J’ai modifié la tête pour qu’il ne reste plus qu’un regard sous un masque. J’ai maquillé ce qui aurait pu être mon chef-d’œuvre. J’ai fait un faux tableau d’Ingres. Ne suis-je pas le mieux placé pour exceller en cet art ? Amaury m’a dit qu’il ne comprenait pas, ce qui ne me surprit guère. Mes élèves n’ont jamais su faire un faux Ingres. Ces ingristes comme ils disent, n’ont été que des ingrats, même pas capables de me copier correctement. Mais Amaury a ajouté que la toute première fois où il avait vu l’esquisse inachevée, dans mon atelier, il avait cru se trouver en présence du seul tableau que l’on aurait sauvé du plus grand peintre de la Grèce, Apelle, le favori du grand Alexandre. Le compliment m’a plu.