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Il m’a dit, devant La Source, que j’avais saccagé ma jeunesse : je ne lui ai pas répondu. Il ne savait pas à quel point je la haïssais encore quand il me disait cela, elle qui était venue me démolir ; mais c’est de leur faute à eux tous, mes élèves, mes rivaux, mes ennemis, mes femmes, le Joseph de la Méduse, les romantiques et les classiques, eux qui m’ont si vite obligé à devenir vieux.

Aujourd’hui, je suis vieux pour de bon. À mon âge, on ne joue pas, je le vois, avec les attachements, sans en ressentir beaucoup de regrets. J’aimerais retourner à Naples. Je pourrais y chanter des romances. Paris chercherait monsieur Ingres. On dirait : « Il fait le violoneux dans les mariages à Naples et module des tarentelles sur les pentes du Vomerò. » Si j’avais le courage, c’est ce que j’aurais de mieux à faire. Qui me rendra le Pausilippe ? Seul, avec une petite malle, quelques chemises, attendre là-bas de mourir. On ne m’y reconnaîtra pas. Il n’y aura personne pour m’y fermer les yeux. Personne non plus qui se souvienne du jeune homme que j’étais, entre le palais royal et la promenade de Capodimonte. Plus que Rome, plus que Florence, j’ai aimé Naples. À Rome j’ai aimé Raphaël, à Florence Masaccio, à Naples, j’ai aimé. Ce fut la seule fois.

Le pape Léon XII nous a rendu vraiment de beaux services ! Que l’histoire l’oublie, ce pontife du temps de mon second séjour. La divine Vénus du Capitole a été enfermée dans un cabinet, comme les femmes de mauvaise vie à San-Michele ; il faut une permission pour la voir. Il faut d’ailleurs des permissions pour tout. À Rome aujourd’hui, les énormes feuilles de vigne couvrent les statues, hommes et femmes ; les lieux publics sont barricadés de serrures ; on badigeonne toujours. Enfin, de ce côté Rome n’est plus Rome. Les monuments de ma jeunesse vieillissent, les fresques ont des cheveux blancs. Cela fait mal à voir. Les cérémonies sont un peu moins belles : plus de peuple pittoresque, ni au-dedans ni au-dehors ; partout des manches à gigot. Tout s’abâtardit ; mais, malgré cela, les têtes en 1835 étaient encore de toute beauté ; le ciel, le sol, les fabriques, admirables, et par-dessus tout, Raphaël, éclatant de génie, être divin descendu chez les hommes : ce qui fait qu’en somme, Rome est encore supérieure à tout. Paris vient après.

J’ai pris Paris en détestation. Je le quitterai sans regret. On abat tout. On construit des « immeubles de rapport » dont les proportions sont fausses. Les apôtres du laid en ont fait leur chantier. J’entendais un maître des requêtes du Conseil d’Etat dire, triomphant : « Je hais le beau, sous toutes ses formes. Je n’ai jamais mis les pieds dans la galerie du Louvre. » Il avait l’air d’aimer pourtant la littérature, et la musique, et tout ce qui est agréable. Il en restait à l’agréable et à l’utile, justement parce que le beau fait peur. On n’ose plus s’avouer que l’on a plaisir à voir la beauté. La laideur fascine, et réconcilie : du beau, on peut parler, sur le laid, on s’accorde. Décider, avec messieurs les romantiques, ou du moins ceux qui se font appeler ainsi, que le beau, c’est le laid, revient à mettre tout le monde de son avis. Reste à trembler, à s’épouvanter en chœur. Paris suscite l’admiration du Turc, de l’Américain et de l’Espagnol : tout y est désormais d’une égale laideur. Naples, je crois, n’a pas changé et il me semble que, plus qu’à Rome ou Florence, je m’y retrouverais. Je crois sentir encore les herbes du jardin en face de la maison. Ces images de notre rencontre seront celles que j’appellerai au secours quand je me sentirai mourir. Je n’ai jamais été très chrétien. Malgré mon grand Vœu de Louis XIII et le martyre de mon Saint Symphorien. Ces images seront mon dernier sacrement. Ces parfums, mon odeur de sainteté. Les fleurs de Parthénope, celles dont je voudrais qu’on fleurisse ma tombe. Naples, mon repos et ma brûlure.

Je ne vis pas dans le bonheur à Paris. Cependant, j’y resterai jusqu’au dernier jour, je le crains. J’ai repris le commerce de la vie amicale, mais très retirée. Je suis désenchanté de tout, excepté de la musique, la paix intérieure, et quelques vieux compagnons : peu, bien peu.

La dernière image que j’ai d’elle est, hélas, une vision de Rome. À Rome, je suis revenu, j’ai habité à nouveau, entre 1835 et 1841. Tout était mieux que Paris. Mais à Naples, je n’ai pas osé.

*

Elle est morte d’un coup. Elle avait bu de la mauvaise eau. Je ne l’ai pas vue disparaître. Elle ne dépensait rien de ce que je lui donnais, pour l’envoyer à ses parents à Naples. Elle n’était jamais allée chez ma locandiera. Elle vivait dans un bouge et je ne l’appris que le jour où l’une de ses compagnes qui y logeait aussi vint me chercher pour me dire qu’elle était morte dans la nuit et que je devais prendre les funérailles à ma charge. Elle avait déjà fait venir le croque-mort et commandé le corbillard des pauvres, sans plumes blanches ni larmes d’argent, qui rendent si beaux d’ordinaire les enterrements romains. Je me reprochais tout. J’aurais dû la tenir prisonnière à l’atelier. La convaincre de vivre avec moi. Vaincre ses passives résistances. Ne pas me dire que j’avais le temps. Renvoyer à Guéret la petite modiste. L’épouser. Me laisser aller à l’aimer. Ne plus m’en séparer. J’avais été pudique et lâche. Je criais à réveiller la nuit tous les morts de Rome.

Je ne voulus pas la revoir. Je n’allais pas faire déclouer le cercueil. Je me rendis dans la maison pour vérifier que tout se passait correctement et acquitter l’homme de l’art. Je choisis l’église — pour la vue de Rome que l’on avait depuis ses marches, et que je lui avais montrée le premier jour de notre arrivée.

Ma douce dormeuse, je t’ai revue chaque jour depuis, en entrant dans mon atelier. Ta voix me manque plus que tout.

Dans San Pietro in Montorio, la Transfiguration de Raphaël faisait défaut. Elle se voyait alors au Louvre qui, sous le nom de Musée Napoléon, était un temple dédié à toutes les muses de l’Europe, temple voué au Beau plus qu’au culte de Mars. On y avait mis tous les tableaux des Pays-Bas, d’Espagne et d’Italie. Je me souciais peu des années de l’Empire, mais elles nous avaient donné l’Italie, Murât et la reine Caroline. Elles m’avaient donné ma dormeuse. J’étais allé voir au Louvre, tant que je pouvais, La Madone à la Chaise, le chef-d’œuvre de mon Raphaël, que je connaissais depuis l’enfance par une copie qu’avait Roques, mon premier maître à Toulouse. Je me redisais cela pour ne pas pleurer tout de suite. J’avais refait pour moi les autres chefs-d’œuvre de Raphaël avec la même piété, dont la Transfiguration. J’en voyais la trace blanche ici, sur le mur noirci par la fumée des cierges. C’était bien une transfiguration qui allait se jouer à cette place.

L’église vide avait l’air d’une de nos nefs désaffectées du temps de la Révolution. Seul le cercueil au centre indiquait que l’on y célébrait encore un culte et que la messe serait dite ce matin. Je n’osais pas m’avancer, ni prier, ni m’agenouiller, ni sortir. Pas de famille, pas d’amis. François-Marius était reparti pour Paris. Je ne l’eusse pas prévenu s’il avait été là. À Rome, elle ne connaissait que moi.