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« D’après ces renseignements, il vous sera facile de comprendre, mesdames, l’effet qu’avaient produit les paroles du vieux Gorcha sur ses fils. Tous deux s’étaient jetés à ses pieds et l’avaient supplié de les laisser partir à sa place, mais, pour toute réponse, il leur avait tourné le dos et s’en était allé en chantonnant le refrain d’une vieille ballade. Le jour où j’arrivai dans le village était précisément celui où devait expirer le terme fixé par Gorcha, et je n’eus pas de peine à m’expliquer l’inquiétude de ses enfants.

« C’était une bonne et honnête famille. Georges, l’aîné des deux fils, aux traits mâles et bien marqués, paraissait un homme sérieux et résolu. Il était marié et père de deux enfants. Son frère Pierre, beau jeune homme de dix-huit ans, trahissait dans sa physionomie plus de douceur que de hardiesse, et paraissait le favori d’une sœur cadette, appelée Sdenka, qui pouvait bien passer pour le type de la beauté slave. Outre cette beauté incontestable sous tous les rapports, une ressemblance lointaine avec la duchesse de Gramont me frappa de prime abord. Il y avait surtout un trait caractéristique au front que je ne retrouvai dans toute ma vie que chez ces deux personnes. Ce trait pouvait ne pas plaire au premier coup d’œil, mais on s’y attachait irrésistiblement dès qu’on l’avait vu plusieurs fois.

« Soit que je fusse très jeune alors, soit que cette ressemblance, jointe à un esprit original et naïf, fût réellement d’un effet irrésistible, je n’eus pas entretenu Sdenka pendant deux minutes que déjà je sentais pour elle une sympathie trop vive pour qu’elle ne menaçât de se changer en un sentiment plus tendre si je prolongeais mon séjour dans ce village.

« Nous étions tous réunis devant la maison autour d’une table garnie de fromage et de jattes de lait. Sdenka filait ; sa belle-sœur préparait le souper des enfants qui jouaient dans le sable ; Pierre, avec une insouciance affectée, sifflait en nettoyant un yatagan, ou long couteau turc. Georges, accoudé sur la table, sa tête entre ses mains et le front soucieux, dévorait des yeux le grand chemin et ne disait mot.

« Quant à moi, vaincu par la tristesse générale, je regardais mélancoliquement les nuages du soir encadrant le fond d’or du ciel et la silhouette d’un couvent qu’une noire forêt de pins masquait à demi.

« Ce couvent, ainsi que je le sus plus tard, avait joui autrefois d’une grande célébrité à cause d’une image miraculeuse de la Vierge, qui, d’après la légende, avait été apportée par des anges et déposée sur un chêne. Mais, dans le commencement du siècle passé, les Turcs avaient fait une invasion dans le pays ; ils avaient égorgé les moines et saccagé le couvent. Il n’en restait plus que les murs et une chapelle desservie par une espèce d’ermite. Ce dernier faisait aux curieux les honneurs des ruines et donnait l’hospitalité aux pèlerins qui, se rendant à pied d’un lieu de dévotion à un autre, aimaient à s’arrêter au couvent de la Vierge du Chêne. Ainsi que je l’ai dit, je n’appris tout cela que par la suite, car ce soir-là j’avais tout autre chose en tête que l’archéologie de la Serbie. Comme il arrive souvent quand on laisse aller son imagination, je songeais au temps passé, aux beaux jours de mon enfance, à ma belle France, que j’avais quittée pour un pays éloigné et sauvage.

« Je songeais à la duchesse de Gramont et, pourquoi ne pas l’avouer, je songeais aussi à quelques autres contemporaines de mesdames vos grand-mères, dont les images, à mon insu, s’étaient glissées dans mon cœur à la suite de celle de la charmante duchesse.

« Bientôt j’avais oublié et mes hôtes et leur inquiétude.

« Tout à coup Georges rompit le silence.

« – Femme, dit-il, à quelle heure le vieux est-il parti ?

« – À huit heures, répondit la femme, j’ai bien entendu sonner la cloche du couvent.

« – Alors, c’est bien, reprit Georges, il ne peut pas être plus de sept heures et demie. Et il se tut en fixant de nouveau les yeux sur le grand chemin qui se perdait dans la forêt.

« J’ai oublié de vous dire, mesdames, que, lorsque les Serbes soupçonnent quelqu’un de vampirisme, ils évitent de le nommer par son nom ou de le désigner d’une manière directe, car ils pensent que ce serait l’évoquer du tombeau. Aussi, depuis quelque temps, Georges, en parlant de son père, ne l’appelait plus que le vieux.

« Il se passa quelques instants de silence. Tout à coup, l’un des enfants dit à Sdenka, en la tirant par le tablier :

« – Ma tante, quand donc grand-papa reviendra-t-il à la maison ?

« Un soufflet de Georges fut la réponse à cette question intempestive.

« L’enfant se mit à pleurer, mais son petit frère dit d’un air à la fois étonné et craintif :

« – Pourquoi donc, père, nous défends-tu de parler de grand-papa ?

« Un autre soufflet lui ferma la bouche. Les deux enfants se mirent à brailler et toute la famille se signa.

« Nous en étions là quand j’entendis l’horloge du couvent sonner lentement huit heures. À peine le premier coup avait-il retenti à nos oreilles que nous vîmes une forme humaine se détacher du bois et s’avancer vers nous.

« – C’est lui ! Dieu soit loué ! s’écrièrent à la fois Sdenka, Pierre et sa belle-sœur.

« – Dieu nous ait en sa sainte garde ! dit solennellement Georges, comment savoir si les dix jours sont ou ne sont pas écoulés ?

« Tout le monde le regarda avec effroi. Cependant la forme humaine avançait toujours. C’était un grand vieillard à la moustache d’argent, à la figure pâle et sévère et se traînant péniblement à l’aide d’un bâton. À mesure qu’il avançait, Georges devenait plus sombre. Lorsque le nouvel arrivé fut près de nous, il s’arrêta et promena sur sa famille des yeux qui paraissaient ne pas voir, tant ils étaient ternes et enfoncés dans leur orbites.

« – Eh bien, dit-il d’une voix creuse, personne ne se lève pour me recevoir ? Que veut dire ce silence ? Ne voyez-vous pas que je suis blessé ?

« J’aperçus alors que le côté gauche du vieillard était ensanglanté.

« – Soutenez donc votre père, dis-je à Georges, et vous, Sdenka, vous devriez lui donner quelque cordial, car le voilà prêt à tomber en défaillance !

« – Mon père, dit Georges, en s’approchant de Gorcha, montrez-moi votre blessure, je m’y connais et je vais la panser...

« Il fit mine de lui ouvrir l’habit, mais le vieillard le repoussa rudement et se couvrit le côté des deux mains.

« – Va, maladroit, dit-il, tu m’as fait mal !

« – Mais c’est donc au cœur que vous êtes blessé ! s’écria Georges tout pâle ; allons, allons, ôtez votre habit, il le faut, il le faut, vous dis-je !

« Le vieillard se leva droit et roide.

« – Prends garde à toi, dit-il d’une voix sourde, si tu me touches, je te maudis !