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« Pierre se mit entre Georges et son père.

« – Laisse-le, dit-il, tu vois bien qu’il souffre !

« – Ne le contrarie pas, ajouta sa femme, tu sais qu’il ne l’a jamais toléré !

« Dans ce moment nous vîmes un troupeau qui revenait du pâturage et s’acheminait vers la maison dans un nuage de poussière. Soit que le chien qui l’accompagnait n’eût pas reconnu son vieux maître, soit qu’il fût poussé par un autre motif, du plus loin qu’il aperçut Gorcha, il s’arrêta, le poil hérissé, et se mit à hurler comme s’il voyait quelque chose de surnaturel.

« – Qu’a donc ce chien ? dit le vieillard d’un air de plus en plus mécontent, que veut dire tout cela ? Suis-je devenu étranger dans ma propre maison ? Dix jours passés dans les montagnes m’ont-ils changé au point que mes chiens mêmes ne me reconnaissent pas ?

« – Tu l’entends ? dit Georges à sa femme.

« – Quoi donc ?

« – Il avoue que les dix jours sont passés !

« – Mais non, puisqu’il est revenu au terme fixé !

« – C’est bon, c’est bon, je sais ce qu’il y a à faire.

« Comme le chien continuait à hurler : « Je veux qu’il soit tué ! s’écria Gorcha. Eh bien, m’entendez-vous ? »

« Georges ne bougea pas ; mais Pierre se leva, les larmes aux yeux, et saisissant l’arquebuse de son père, il tira sur le chien qui roula dans la poussière.

« – C’était pourtant mon chien favori, dit-il tout bas, je ne sais pourquoi le père a voulu qu’il fût tué !

« – Parce qu’il a mérité de l’être, dit Gorcha. Allons, il fait froid, je veux rentrer !

« Pendant que cela se passait dehors, Sdenka avait préparé pour le vieux une tisane composée d’eau-de-vie bouillie avec des poires, du miel et des raisins secs, mais son père la repoussa avec dégoût. Il montra la même aversion pour le plat de mouton au riz que lui présenta Georges et alla s’asseoir au coin de l’âtre, en murmurant entre ses dents des paroles inintelligibles.

« Un feu de pins pétillait dans le foyer et animait de sa lueur tremblotante la figure du vieillard si pâle et si défaite que, sans cet éclairage, on aurait pu la prendre pour celle d’un mort. Sdenka vint s’asseoir auprès de lui.

« – Mon père, dit-elle, vous ne voulez rien prendre ni vous reposer ; si vous nous contiez vos aventures dans les montagnes ?

« En disant cela, la jeune fille savait qu’elle touchait une corde sensible, car le vieux aimait à parler guerres et combats. Aussi, une espèce de sourire parut sur ses lèvres décolorées, sans que ses yeux y prissent part, et il répondit en passant sa main sur ses beaux cheveux blonds :

« – Oui, ma fille, oui, Sdenka, je veux bien te conter ce qui m’est arrivé dans les montagnes, mais ce sera une autre fois, car je suis fatigué aujourd’hui. Je te dirai cependant qu’Alibek n’est plus et que c’est de ma main qu’il a péri. Si quelqu’un en doute, continua le vieillard, en promenant ses regards sur sa famille, en voici la preuve !

« Il défit une manière de besace qui lui pendait derrière le dos, et en tira une tête livide et sanglante à laquelle pourtant la sienne ne le cédait pas en pâleur ! Nous nous en détournâmes avec horreur, mais Gorcha, la donnant à Pierre :

« – Tiens, lui dit-il, attache-moi ça au-dessus de la porte, pour que tous les passants apprennent qu’Alibek est tué et que les routes sont purgées de brigands, si j’en excepte toutefois les janissaires du sultan !

« Pierre obéit avec dégoût.

« – Je comprends tout maintenant, dit-il, ce pauvre chien que j’ai tué ne hurlait que parce qu’il flairait la chair morte !

« – Oui, il flairait la chair morte, répondit d’un air sombre Georges qui était sorti sans qu’on s’en aperçût, et qui rentrait en ce moment, tenant à la main un objet qu’il déposa dans un coin et que je crus être un pieu.

« – Georges, lui dit sa femme à demi-voix, tu ne veux pas, j’espère...

« – Mon frère, ajouta sa sœur, que veux-tu faire ? Mais non, non, tu n’en feras rien, n’est-ce pas ?

« – Laissez-moi, répondit Georges, je sais ce que j’ai à faire et je ne ferai rien qui ne soit nécessaire.

« Sur ces entrefaites, la nuit étant venue, la famille alla se coucher dans une partie de la maison qui n’était séparée de ma chambre que par une cloison fort mince. J’avoue que ce que j’avais vu dans la soirée avait impressionné mon imagination. Ma lumière était éteinte, la lune donnait en plein dans une petite fenêtre basse, tout près de mon lit, et jetait sur le plancher et les murs des lueurs blafardes, à peu près comme elle le fait à présent, mesdames, dans le salon où nous sommes. Je voulus dormir et ne le pus. J’attribuai mon insomnie à la clarté de la lune ; je cherchai quelque chose qui pût me servir de rideau, mais je ne trouvai rien. Alors, entendant des voix confuses derrière la cloison, je me mis à écouter.

« – Couche-toi, femme, disait Georges, et toi, Pierre, et toi, Sdenka. Ne vous inquiétez de rien, je veillerai pour vous.

« – Mais, Georges, répondit sa femme, c’est plutôt à moi de veiller, tu as travaillé la nuit passée, tu dois être fatigué. D’ailleurs sans cela je dois veiller notre aîné. Tu sais qu’il ne va pas bien depuis hier !

« – Sois tranquille et couche-toi, dit Georges, je veillerai pour nous deux !

« – Mais, mon frère, dit alors Sdenka de sa voix la plus douce, il me semble qu’il serait inutile de veiller. Notre père est déjà endormi, et vois comme il a l’air calme et paisible.

« – Vous n’y entendez rien ni l’une ni l’autre, dit Georges d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Je vous dis de vous coucher et de me laisser veiller.

« Il se fit alors un profond silence. Bientôt je sentis mes paupières s’appesantir et le sommeil s’emparer de mes sens.

« Je crus voir ma porte s’ouvrir lentement et le vieux Gorcha paraître sur le seuil. Mais je soupçonnais sa forme plutôt que je ne la voyais, car il faisait bien noir dans la pièce d’où il venait. Il me sembla que ses yeux éteints cherchaient à deviner mes pensées et suivaient le mouvement de ma respiration. Puis il avança un pied, puis il avança l’autre. Puis, avec une précaution extrême, il se mit à marcher vers moi à pas de loup. Puis il fit un bond et se trouva à côté de mon lit. J’éprouvais d’inexprimables angoisses, mais une force invisible me retenait immobile. Le vieux se pencha sur moi et approcha sa figure livide si près de la mienne que je crus sentir son souffle cadavéreux. Alors, je fis un effort surnaturel et me réveillai, baigné de sueur. Il n’y avait personne dans ma chambre, mais, jetant un regard vers la fenêtre, je vis distinctement le vieux Gorcha qui au-dehors avait collé son visage contre la vitre et qui fixait sur moi des yeux effrayants. J’eus la force de ne pas crier et la présence d’esprit de rester couché, comme si je n’avais rien vu. Cependant, le vieux paraissait n’être venu que pour s’assurer que je dormais, car il ne fit pas de tentative pour entrer, mais, après m’avoir bien examiné, il s’éloigna de la fenêtre et je l’entendis marcher dans la pièce voisine. Georges s’était endormi et il ronflait à faire trembler les murs. L’enfant toussa dans ce moment et je distinguai la voix de Gorcha.

« – Tu ne dors pas, petit ? disait-il.

« – Non, grand-papa, répondit l’enfant, et je voudrais bien causer avec toi !

« – Ah, tu voudrais causer avec moi, et de quoi causerons-nous ?

« – Je voudrais que tu me racontes comment tu t’es battu avec les Turcs, car moi aussi je me battrais volontiers avec les Turcs !

« – J’y ai pensé, enfant, et je t’ai rapporté un petit yatagan que je te donnerai demain.

« – Ah, grand-papa, donne-le-moi plutôt tout de suite, puisque tu ne dors pas.