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« – Mais pourquoi, petit, ne m’as-tu pas parlé tant qu’il faisait jour ?

« – Parce que papa me l’a défendu !

« – Il est prudent, ton papa. Ainsi, tu voudrais bien avoir ton petit yatagan ?

« – Oh oui, je le voudrais bien, mais seulement pas ici, car papa pourrait se réveiller !

« – Mais où donc alors ?

« – Si nous sortions, je te promets d’être bien sage et de ne pas faire le moindre bruit !

« Je crus distinguer un ricanement de Gorcha et j’entendis l’enfant qui se levait. Je ne croyais pas aux vampires, mais le cauchemar que je venais d’avoir avait agi sur mes nerfs et, ne voulant rien me reprocher dans la suite, je me levai et donnai un coup de poing à la cloison. Il aurait suffi pour réveiller les sept dormants, mais rien ne m’annonça qu’il eût été entendu par la famille. Je me jetai vers la porte, bien résolu à sauver l’enfant, mais je la trouvai fermée du dehors et les verrous ne cédèrent pas à mes efforts. Pendant que je tâchais de l’enfoncer, je vis passer devant ma fenêtre le vieillard avec l’enfant dans ses bras.

« – Levez-vous, levez-vous ! criai-je de toutes mes forces, et j’ébranlai la cloison de mes coups. Alors seulement Georges se réveilla.

« – Où est le vieux ? dit-il.

« – Sortez vite, lui criai-je, il vient d’emporter votre enfant !

« D’un coup de pied Georges fit sauter la porte, qui de même que la mienne avait été fermée du dehors, et il se mit à courir dans la direction du bois. Je parvins enfin à réveiller Pierre, sa belle-sœur et Sdenka. Nous nous rassemblâmes devant la maison et, après quelques minutes d’attente, nous vîmes revenir Georges avec son fils. Il l’avait trouvé évanoui sur le grand chemin, mais bientôt il était revenu à lui et ne paraissait pas plus malade qu’auparavant. Pressé de questions, il répondit que son grand-père ne lui avait fait aucun mal, qu’ils étaient sortis ensemble pour causer mieux à leur aise, mais qu’une fois dehors, il avait perdu connaissance, sans se rappeler comment. Quant à Gorcha, il avait disparu.

« Le reste de la nuit, comme on peut se l’imaginer, se passa sans sommeil.

« Le lendemain j’appris que le Danube, qui coupait le grand chemin à un quart de lieue du village, avait commencé à charrier des glaçons, ce qui arrive toujours dans ces contrées vers la fin de l’automne et au commencement du printemps. Le passage était intercepté pour quelques jours, et je ne pouvais songer à mon départ. D’ailleurs, quand même je l’aurais pu, la curiosité, jointe à un attrait plus puissant, m’eût retenu. Plus je voyais Sdenka et plus je me sentais porté à l’aimer. Je ne suis pas de ceux, mesdames, qui croient aux passions subites et irrésistibles dont les romans nous offrent des exemples ; mais je pense qu’il est des cas où l’amour se développe plus rapidement que de coutume. La beauté originale de Sdenka, cette ressemblance singulière avec la duchesse de Gramont que j’avais fuie à Paris et que je retrouvais ici, dans un costume pittoresque, parlant un langage étranger et harmonieux, ce trait caractéristique dans la figure pour lequel, en France, j’avais vingt fois voulu me faire tuer, tout cela, joint à la singularité de ma situation et aux mystères qui m’entouraient, devait contribuer à faire mûrir en moi un sentiment qui, dans d’autres circonstances, ne se serait manifesté peut-être que d’une manière vague et passagère.

« Dans le courant de la journée j’entendis Sdenka s’entretenir avec son frère cadet.

« – Que penses-tu de tout cela ? disait-elle, est-ce que toi aussi tu soupçonnes notre père ?

« – Je n’ose le soupçonner, répondit Pierre, d’autant moins que l’enfant dit qu’il ne lui a pas fait de mal. Et quant à sa disparition, tu sais qu’il n’a jamais rendu compte de ses absences.

« – Je le sais, dit Sdenka, mais alors il faut le sauver, car tu connais Georges...

« – Oui, oui, je le connais. Lui parler serait inutile, mais nous cacherons le pieu, et il n’ira pas en chercher un autre, car de ce côté des montagnes il n’y a pas un seul tremble !

« – Oui, cachons le pieu, mais n’en parlons pas aux enfants, car ils pourraient en jaser devant Georges !

« – Nous nous en garderons bien, dit Pierre. Et ils se séparèrent.

« La nuit vint sans que nous eussions rien appris sur le vieux Gorcha. J’étais comme la veille étendu sur mon lit et la lune donnait en plein dans ma chambre. Quand le sommeil commença à brouiller mes idées, je sentis, comme par instinct, l’approche du vieillard. J’ouvris les yeux et je vis sa figure livide collée contre ma fenêtre.

« Cette fois je voulus me lever, mais cela me fut impossible. Il me semblait que tous mes membres étaient paralysés. Après m’avoir bien regardé, le vieux s’éloigna. Je l’entendis faire le tour de la maison et frapper doucement à la fenêtre de la chambre où couchaient Georges et sa femme. L’enfant se retourna dans son lit et gémit en rêve. Il se passa quelques minutes de silence, puis j’entendis encore frapper à la fenêtre. Alors l’enfant gémit de nouveau et se réveilla...

« – Est-ce toi, grand-papa ? dit-il.

« – C’est moi, répondit une voix sourde, et je t’apporte ton petit yatagan.

« – Mais je n’ose sortir, papa me l’a défendu !

« – Tu n’as pas besoin de sortir, ouvre-moi seulement la fenêtre et viens m’embrasser !

« L’enfant se leva et je l’entendis ouvrir la fenêtre. Alors, rappelant à moi toute mon énergie, je sautai à bas de mon lit et courus frapper à la cloison. En une minute Georges fut debout. Je l’entendis jurer, sa femme poussa un grand cri, bientôt toute la maison était rassemblée autour de l’enfant inanimé. Gorcha avait disparu comme la veille. À force de soins nous parvînmes à faire reprendre connaissance à l’enfant, mais il était bien faible et respirait avec peine. Le pauvre petit ignorait la cause de son évanouissement. Sa mère et Sdenka l’attribuèrent à la frayeur d’avoir été surpris causant avec son grand-père. Moi, je ne disais rien. Cependant, l’enfant s’étant calmé, tout le monde excepté Georges se recoucha.

« Vers l’aube du jour je l’entendis réveiller sa femme, on se parla à voix basse. Sdenka se joignit à eux et je l’entendis sangloter, ainsi que sa belle-sœur.

« L’enfant était mort.

« Je passe sous silence le désespoir de la famille. Personne pourtant n’en attribuait la cause au vieux Gorcha. Du moins, on n’en parlait pas ouvertement.

« Georges se taisait, mais son expression toujours sombre avait maintenant quelque chose de terrible. Pendant deux jours, le vieux ne reparut pas. Dans la nuit qui suivit le troisième (celui où eut lieu l’enterrement de l’enfant) je crus entendre des pas autour de la maison et une voix de vieillard qui appelait le petit frère du défunt. Il me sembla aussi pendant un moment voir la figure de Gorcha collée contre ma fenêtre, mais je ne pus me rendre compte si c’était une réalité ou l’effet de mon imagination, car cette nuit, la lune était voilée. Je crus toutefois de mon devoir d’en parler à Georges. Il questionna l’enfant, et celui-ci répondit qu’en effet il s’était entendu appeler par son grand-père et l’avait vu regarder à travers la fenêtre. Georges enjoignit sévèrement à son fils de le réveiller si le vieux paraissait encore.

« Toutes ces circonstances n’empêchaient pas ma tendresse pour Sdenka de se développer toujours davantage.

« Je n’avais pu, de la journée, lui parler sans témoins. Quand vint la nuit, l’idée de mon prochain départ me navra le cœur. La chambre de Sdenka n’était séparée de la mienne que par une espèce de couloir donnant sur la rue d’un côté et sur la cour de l’autre.

« La famille de mes hôtes était couchée, quand il me vint dans l’idée de faire un tour dans la campagne pour me distraire. Entré dans le couloir, je vis que la porte de Sdenka était entrouverte.