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« Je m’arrêtai involontairement. Un frôlement de robe bien connu me fit battre le cœur. Puis, j’entendis des paroles chantées à demi-voix. C’étaient les adieux qu’un roi serbe, allant à la guerre, adressait à sa belle.

« “Oh, mon jeune peuplier, disait le vieux roi, je pars pour la guerre et tu m’oublieras !

« “Les arbres qui croissent au pied de la montagne sont sveltes et flexibles, mais ta taille l’est davantage !

« “Les fruits du sorbier que le vent balance sont rouges mais tes lèvres sont plus rouges que les fruits du sorbier !

« “Et moi, je suis comme un vieux chêne dépouillé de feuilles, et ma barbe est plus blanche que l’écume du Danube !

« “Et tu m’oublieras, ô mon âme, et je mourrai de chagrin, car l’ennemi n’osera pas tuer le vieux roi !”

« Et la belle répondit : “Je jure de te rester fidèle et de ne pas t’oublier. Si je manque à mon serment, puisses-tu, après ta mort, venir sucer tout le sang de mon cœur !”

« Et le vieux roi dit : “Ainsi soit-il !” Et il partit pour la guerre. Et bientôt la belle l’oublia !...

« Ici, Sdenka s’arrêta, comme si elle eût craint d’achever la ballade. Je ne me contenais plus. Cette voix si douce, si expressive, était la voix de la duchesse de Gramont... Sans réfléchir à rien, je poussai la porte et entrai. Sdenka venait d’ôter une espèce de casaquin que portent les femmes de son pays. Sa chemise brodée d’or et de soie rouge, serrée autour de sa taille par une simple jupe quadrillée, composait tout son costume. Ses belles tresses blondes étaient dénouées et son négligé rehaussait ses attraits. Sans s’irriter de ma brusque entrée, elle en parut confuse et rougit légèrement.

« – Oh, me dit-elle, pourquoi êtes-vous venu et que penserait-on de moi si l’on nous surprenait ?

« – Sdenka, mon âme, lui dis-je, soyez tranquille, tout dort autour de nous, il n’y a que le grillon dans l’herbe et le hanneton dans les airs qui puissent entendre ce que j’ai à vous dire.

« – Oh, mon ami, fuyez, fuyez ! Si mon frère nous surprend, je suis perdue !

« – Sdenka, je ne m’en irai que lorsque vous m’aurez promis de m’aimer toujours, comme la belle le promit au roi de la ballade. Je pars bientôt, Sdenka, qui sait quand nous nous reverrons ? Sdenka, je vous aime plus que mon âme, plus que mon salut... ma vie et mon sang sont à vous... ne me donnerez-vous pas une heure en échange ?

« – Bien des choses peuvent arriver dans une heure, dit Sdenka d’un air pensif ; mais elle laissa sa main dans la mienne. Vous ne connaissez pas mon frère, continua-t-elle en frissonnant ; j’ai un pressentiment qu’il viendra.

« – Calmez-vous, ma Sdenka, lui dis-je, votre frère est fatigué de ses veilles, il a été assoupi par le vent qui joue dans les arbres ; bien lourd est son sommeil, bien longue est la nuit et je ne vous demande qu’une heure ! Et puis, adieu... peut-être pour toujours !

« – Oh, non, non, pas pour toujours ! dit vivement Sdenka ; puis elle recula comme effrayée de sa propre voix.

« – Oh ! Sdenka, m’écriai-je, je ne vois que vous, je n’entends que vous, je ne suis plus maître de moi, j’obéis à une force supérieure, pardonnez-moi, Sdenka ! Et comme un fou je la serrai contre mon cœur.

« – Oh, vous n’êtes pas mon ami, dit-elle en se dégageant de mes bras, et elle alla se réfugier dans le fond de sa chambre. Je ne sais ce que je lui répondis, car j’étais moi-même confus de mon audace, non qu’en pareille occasion elle ne m’ait réussi quelquefois, mais parce que, malgré ma passion, je ne pouvais me défendre d’un respect sincère pour l’innocence de Sdenka.

« J’avais, il est vrai, hasardé au commencement quelques-unes de ces phrases de galanterie qui ne déplaisaient pas aux belles de notre temps, mais bientôt j’en fus honteux, et j’y renonçais, voyant que la simplicité de la jeune fille l’empêchait de comprendre ce que vous autres, mesdames, je le vois à votre sourire, vous avez deviné à demi-mot.

« J’étais là, devant elle, ne sachant que lui dire, quand tout à coup, je la vis tressaillir et fixer sur la fenêtre un regard de terreur. Je suivis la direction de ses yeux et je vis distinctement la figure immobile de Gorcha qui nous observait du dehors.

« Au même instant, je sentis une lourde main se poser sur mon épaule. Je me retournai. C’était Georges.

« – Que faites-vous ici ? me demanda-t-il.

« Déconcerté par cette brusque apostrophe, je lui montrai son père qui nous regardait par la fenêtre et qui disparut sitôt que Georges l’aperçut.

« – J’avais entendu le vieux et j’étais venu prévenir votre sœur, lui dis-je.

« Georges me regarda comme s’il eût voulu lire au fond de mon âme. Puis il me prit par le bras, me conduisit dans ma chambre et s’en alla sans proférer une parole.

« Le lendemain, la famille était réunie devant la porte de la maison autour d’une table chargée de laitage.

« – Où est l’enfant ? dit Georges.

« – Il est dans la cour, répondit sa mère, il joue tout seul à son jeu favori et s’imagine combattre les Turcs.

« À peine avait-elle prononcé ces mots qu’à notre extrême surprise nous vîmes s’avancer du fond du bois la grande figure de Gorcha qui marcha lentement vers notre groupe et s’assit à la table comme il l’avait fait le jour de mon arrivée.

« – Mon père, soyez le bienvenu, murmura sa belle-fille d’une voix à peine intelligible.

« – Soyez le bienvenu, mon père, répétèrent Sdenka et Pierre à voix basse.

« – Mon père, dit Georges d’une voix ferme, mais en changeant de couleur, nous vous attendons pour prononcer la prière !

« Le vieux se détourna en fronçant les sourcils.

« – La prière à l’instant même ! répéta Georges, et faites le signe de la croix ou par saint Georges...

« Sdenka et sa belle-sœur se penchèrent vers le vieux et le supplièrent de prononcer la prière.

« – Non, non, non, dit le vieillard, il n’a pas le droit de me commander et s’il insiste, je le maudis !

« Georges se leva et courut dans la maison. Bientôt il revint, la fureur dans les yeux.

« – Où est le pieu ? s’écria-t-il, où avez-vous caché le pieu ?

« Sdenka et Pierre échangèrent un regard.

« – Cadavre ! dit alors Georges en s’adressant au vieux, qu’as-tu fait de mon aîné ? Pourquoi as-tu tué mon enfant ? Rends-moi mon fils, cadavre !

« Et en parlant ainsi, il devenait de plus en plus pâle, et ses yeux s’animaient davantage.

« Le vieux le regardait d’un mauvais regard et ne bougeait pas.

« – Oh ! le pieu, le pieu ! s’écria Georges. Que celui qui l’a caché réponde des malheurs qui nous attendent !

« Dans ce moment nous entendîmes les joyeux éclats de rire de l’enfant cadet et nous le vîmes arriver à cheval sur un grand pieu qu’il traînait en caracolant dessus et en poussant de sa petite voix le cri de guerre des Serbes quand ils attaquent l’ennemi.

« À cette vue le regard de Georges flamboya. Il arracha le pieu à l’enfant et se précipita sur son père. Celui-ci poussa un hurlement et se mit à courir dans la direction du bois avec une vitesse si peu conforme à son âge qu’elle paraissait surnaturelle.

« Georges le poursuivit à travers champs et bientôt nous les perdîmes de vue.

« Le soleil s’était couché quand Georges revint à la maison, pâle comme la mort et les cheveux hérissés. Il s’assit près du feu et je crus entendre ses dents claquer. Personne n’osa le questionner. Vers l’heure où la famille avait coutume de se séparer, il parut recouvrer toute son énergie et, me prenant à part, il me dit de la manière la plus naturelle :