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« – Mon cher hôte, je viens de voir la rivière. Il n’y a plus de glaçons, le chemin est libre, rien ne s’oppose à votre départ. Il est inutile, ajouta-t-il, en jetant un regard sur Sdenka, de prendre congé de ma famille. Elle vous souhaite par ma bouche tout le bonheur qu’on peut désirer ici-bas, et j’espère que vous aussi vous nous garderez un bon souvenir. Demain, au point du jour, vous trouverez votre cheval sellé et votre guide prêt à vous suivre. Adieu, rappelez-vous quelquefois votre hôte et pardonnez-lui si votre séjour ici n’a pas été aussi exempt de tribulations qu’il l’aurait désiré.

« Les traits durs de Georges avaient dans ce moment une expression presque cordiale. Il me conduisit dans ma chambre et me serra la main une dernière fois. Puis il tressaillit et ses dents claquèrent comme s’il grelottait de froid.

« Resté seul, je ne songeais pas à me coucher comme vous le pensez bien. D’autres idées me préoccupaient. J’avais aimé plusieurs fois dans ma vie. J’avais eu des accès de tendresse, de dépit et de jalousie, mais jamais, pas même en quittant la duchesse de Gramont, je n’avais ressenti une tristesse pareille à celle qui me déchirait le cœur dans ce moment. Avant que le soleil eût paru, je mis mes habits de voyage et je voulus tenter une dernière entrevue avec Sdenka. Mais Georges m’attendait dans le vestibule. Toute possibilité de la revoir m’était ravie.

« Je sautai sur mon cheval et je piquai des deux. Je me promettais bien, à mon retour de Jassy, de repasser par ce village, et cet espoir, si éloigné qu’il fût, chassa peu à peu mes soucis. Je pensais déjà avec complaisance au moment du retour et l’imagination m’en retraçait d’avance tous les détails, quand un brusque mouvement du cheval faillit me faire perdre les arçons. L’animal s’arrêta tout court, se roidit sur ses pieds de devant et fit entendre des naseaux ce bruit d’alarme qu’arrache à ses semblables la proximité d’un danger. Je regardai avec attention et vis à une centaine de pas devant moi un loup qui creusait la terre. Au bruit que je fis, il prit la fuite, j’enfonçai mes éperons dans les flancs de ma monture et je parvins à la faire avancer. J’aperçus alors à l’endroit qu’avait quitté le loup une fosse toute fraîche. Il me sembla en outre distinguer le bout d’un pieu dépassant de quelques pouces la terre que le loup venait de remuer. Cependant je ne l’affirme point, car je passai très vite auprès de cet endroit. »

Ici, le marquis se tut, et prit une prise de tabac.

– Est-ce donc tout ? demandèrent les dames.

– Hélas, non ! répondit M. d’Urfé. Ce que j’ai à vous raconter encore est pour moi d’un souvenir bien plus pénible, et je donnerais beaucoup pour en être délivré.

« Les affaires qui m’amenaient à Jassy m’y retinrent plus longtemps que je ne m’y étais attendu. Je ne les terminai qu’au bout de six mois. Que vous dirai-je ? C’est une vérité triste à avouer, mais ce n’en est pas moins une vérité qu’il y a peu de sentiments durables ici-bas. Le succès de mes négociations, les encouragements que je recevais du cabinet de Versailles, la politique en un mot, cette vilaine politique, qui nous a si fort ennuyés ces derniers temps, ne tarda pas à affaiblir dans mon esprit le souvenir de Sdenka. Puis, la femme du hospodar, personne bien belle et possédant parfaitement notre langue, m’avait fait, dès mon arrivée, l’honneur de me distinguer parmi quelques autres jeunes étrangers qui séjournaient à Jassy. Élevé, comme je l’ai été, dans les principes de la galanterie française, mon sang gaulois se serait révolté à l’idée de payer d’ingratitude la bienveillance que me témoignait la beauté. Aussi je répondis courtoisement aux avances qui me furent faites, et pour me mettre à même de faire valoir les intérêts et les droits de la France, je commençai par m’identifier avec tous ceux du hospodar.

« Rappelé dans mon pays, je repris le chemin qui m’avait amené à Jassy.

« Je ne pensais plus ni à Sdenka, ni à sa famille, quand un soir, chevauchant par la campagne, j’entendis une cloche qui sonnait huit heures. Ce son ne me parut pas inconnu et mon guide me dit qu’il venait d’un couvent peu éloigné. Je lui en demandai le nom, et j’appris que c’était celui de la Vierge du Chêne. Je pressai le pas de mon cheval et bientôt nous frappâmes à la porte du couvent. L’ermite vint nous ouvrir et nous conduisit à l’appartement des étrangers. Je le trouvai si rempli de pèlerins que je perdis l’envie d’y passer la nuit et je demandai si je pourrais trouver un gîte au village.

« – Vous en trouverez plus d’un, me répondit l’ermite en poussant un profond soupir ; grâce au mécréant Gorcha il n’y manque pas de maisons vides !

« – Qu’est-ce à dire ? demandai-je, le vieux Gorcha vit-il encore ?

« – Oh, non, celui-là est bien et bellement enterré avec un pieu dans le cœur ! Mais il avait sucé le sang du fils de Georges. L’enfant est revenu une nuit, pleurant à la porte, disant qu’il avait froid et qu’il voulait rentrer. Sa sotte de mère, bien qu’elle l’eût enterré elle-même, n’eut pas le courage de le renvoyer au cimetière et lui ouvrit. Alors il se jeta sur elle et la suça à mort. Enterrée à son tour, elle revint sucer le sang de son second fils, et puis celui de son mari, et puis celui de son beau-frère. Tous y ont passé.

« – Et Sdenka ? dis-je.

« – Oh, celle-là devint folle de douleur ; pauvre enfant, ne m’en parlez pas !

« La réponse de l’ermite n’était pas positive et je n’eus pas le courage de répéter ma question.

« – Le vampirisme est contagieux, continua l’ermite en se signant ; bien des familles au village en sont atteintes, bien des familles sont mortes jusqu’à leur dernier membre, et si vous voulez m’en croire, vous resterez cette nuit au couvent, car lors même qu’au village vous ne seriez pas dévoré par les vourdalaks, toujours est-il que la peur qu’ils vous feront suffira pour blanchir vos cheveux avant que j’aie fini de sonner matines. Je ne suis qu’un pauvre religieux, continua-t-il, mais la générosité des voyageurs m’a mis à même de pourvoir à leurs besoins. J’ai des fromages exquis, du raisin sec qui vous fera venir l’eau à la bouche rien qu’à le regarder et quelques flacons de vin de Tokay qui ne le cède en rien à celui qu’on sert à Sa Sainteté le Patriarche !

« Il me parut en ce moment que l’ermite tournait à l’aubergiste. Je crus qu’il m’avait fait exprès des contes bleus pour me donner l’occasion de me rendre agréable au ciel, en imitant la générosité des voyageurs qui avaient mis le saint homme à même de pourvoir à leurs besoins.

« Et puis le mot peur faisait de tout temps sur moi l’effet du clairon sur un coursier de guerre. J’aurais eu honte de moi-même si je n’étais parti aussitôt. Mon guide, tout tremblant, me demanda la permission de rester et je la lui accordai volontiers.

« Je mis environ une demi-heure pour arriver au village. Je le trouvai désert. Pas une lumière ne brillait aux fenêtres, pas une chanson ne se faisait entendre. Je passai en silence devant toutes ces maisons dont la plupart m’étaient connues et j’arrivai enfin à celle de Georges. Soit souvenir sentimental, soit témérité de jeune homme, c’est là que je résolus de passer la nuit.

« Je descendis de cheval et frappai à la porte cochère. Personne ne répondit. Je poussai la porte, elle s’ouvrit, en criant sur ses gonds, et j’entrai dans la cour.

« J’attachai mon cheval tout sellé sous un hangar, où je trouvai une provision d’avoine suffisante pour une nuit et j’avançai résolument vers la maison.

« Aucune porte n’était fermée, pourtant toutes les chambres paraissaient inhabitées. Celle de Sdenka semblait n’avoir été abandonnée que de la veille. Quelques vêtements gisaient encore sur le lit. Quelques bijoux qu’elle tenait de moi, et parmi lesquels je reconnus une petite croix en émail que j’avais achetée en passant par Pesth, brillaient sur une table à la lueur de la lune. Je ne pus me défendre d’un serrement de cœur, bien que mon amour fût passé. Cependant je m’enveloppai dans mon manteau et je m’étendis sur le lit. Bientôt le sommeil me gagna. Je ne me rappelle pas les détails de mon rêve, mais je sais que je revis Sdenka, belle, naïve et aimante comme par le passé. Je me reprochais, en la voyant, mon égoïsme et mon inconstance. Comment ai-je pu, me demandais-je, abandonner cette pauvre enfant qui m’aimait, comment ai-je pu l’oublier ? Puis son idée se confondit avec celle de la duchesse de Gramont et je ne vis dans ces deux images qu’une seule et même personne. Je me jetai aux pieds de Sdenka et j’implorai son pardon. Tout mon être, toute mon âme se confondaient dans un sentiment ineffable de mélancolie et de bonheur.