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« J’en étais là de mon rêve, quand je fus réveillé à demi par un son harmonieux, semblable au bruissement d’un champ de blé agité par la brise légère. Il me sembla entendre les épis s’entrechoquer mélodieusement et le chant des oiseaux se mêler au roulement d’une cascade et au chuchotement des arbres. Puis, il me parut que tous ces sons confus n’étaient que le frôlement d’une robe de femme et je m’arrêtai à cette idée. J’ouvris les yeux et je vis Sdenka auprès de mon lit. La lune brillait d’un éclat si vif que je pouvais distinguer dans leurs moindres détails les traits adorables qui m’avaient été si chers autrefois, mais dont mon rêve seulement venait de me faire sentir tout le prix. Je trouvai Sdenka plus belle et plus développée. Elle avait le même négligé que la dernière fois, quand je l’avais vue seule ; une simple chemise brodée d’or et de soie, et puis une jupe étroitement serrée au-dessus des hanches.

« – Sdenka ! lui dis-je, me levant sur mon séant, est-ce bien vous, Sdenka ?

« – Oui, c’est moi, me répondit-elle d’une voix douce et triste, c’est bien ta Sdenka que tu avais oubliée. Ah, pourquoi n’es-tu pas revenu plus tôt ? Tout est fini maintenant, il faut que tu partes ; un moment de plus et tu es perdu ! Adieu, mon ami, adieu pour toujours !

« – Sdenka, lui dis-je, vous avez eu bien des malheurs, m’a-t-on dit ! Venez, nous causerons ensemble et cela vous soulagera !

« – Oh, mon ami, dit-elle, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit de nous ; mais partez, partez au plus vite, car, si vous restez ici, votre perte est certaine.

« – Mais, Sdenka, quel est donc ce danger qui me menace ? Ne pouvez-vous pas me donner une heure, rien qu’une heure pour causer avec vous ?

« Sdenka tressaillit, et une révolution étrange s’opéra dans toute sa personne.

« – Oui, dit-elle, une heure, une heure, n’est-ce pas, comme lorsque je chantais la ballade du vieux roi et que tu es entré dans cette chambre ? C’est là ce que tu veux dire ? Eh bien, soit, je te donne une heure ! Mais non, non, dit-elle, en se reprenant, pars, va t’en ! – Pars plus vite, te dis-je, fuis !... mais fuis donc tant que tu le peux !

« Une sauvage énergie animait ses traits.

« Je ne m’expliquai pas le motif qui la faisait parler ainsi, mais elle était si belle que je résolus de rester malgré elle. Cédant enfin à mes instances, elle s’assit près de moi, me parla des temps passés et m’avoua en rougissant qu’elle m’avait aimé dès le jour de mon arrivée. Cependant, peu à peu, je remarquai un grand changement dans Sdenka. Sa réserve d’autrefois avait fait place à un étrange laisser-aller. Son regard, naguère si timide, avait quelque chose de hardi. Enfin, je vis avec surprise que dans sa manière d’être avec moi elle était loin de la modestie qui l’avait distinguée, jadis.

« Serait-il possible, me dis-je, que Sdenka ne fût pas la jeune fille pure et innocente qu’elle semblait être il y a deux ans ? N’en aurait-elle pris que l’apparence par crainte de son frère ? Aurais-je été si grossièrement dupe de sa vertu d’emprunt ? Mais alors pourquoi m’engager à partir ? Serait-ce par hasard un raffinement de coquetterie ? Et moi qui croyais la connaître ! Mais n’importe ! Si Sdenka n’est pas une Diane comme je l’ai pensé, je puis bien la comparer à une autre divinité, non moins aimable et, vive Dieu ! je préfère le rôle d’Adonis à celui d’Actéon ! »

« Si cette phrase classique que je m’adressai à moi-même vous paraît hors de saison, mesdames, veuillez songer que ce que j’ai l’honneur de vous raconter se passait en l’an de grâce 1758. La mythologie alors était à l’ordre du jour, et je ne me piquais pas d’aller plus vite que mon siècle. Les choses ont bien changé depuis, et il n’y a pas fort longtemps que la Révolution, en renversant les souvenirs du paganisme, en même temps que la religion chrétienne, avait mis la déesse Raison à leur place. Cette déesse, mesdames, n’a jamais été ma patronne quand je me trouvai en présence de vous autres, et, à l’époque dont je parle, j’étais moins disposé que jamais à lui offrir des sacrifices. Je m’abandonnai sans réserve au penchant qui m’entraînait vers Sdenka et j’allai joyeusement au-devant de ses agaceries. Déjà quelque temps s’était écoulé dans une douce intimité quand, en m’amusant à parer Sdenka de tous ses bijoux, je voulus lui passer au cou la petite croix en émail que j’avais trouvée sur la table. Au mouvement que je fis, Sdenka recula en tressaillant.

« – Assez d’enfantillage, mon ami, me dit-elle, laisse là ces brimborions et causons de toi et de tes projets !

« Le trouble de Sdenka me donna à penser. En l’examinant avec attention, je remarquai qu’elle n’avait plus au cou, comme autrefois, une foule de petites images, de reliquaires et de sachets remplis d’encens que les Serbes ont l’usage de porter dès leur enfance et qu’ils ne quittent qu’à leur mort.

« – Sdenka, lui dis-je, où sont donc les images que vous aviez au cou ?

« – Je les ai perdues, répondit-elle d’un air d’impatience, et aussitôt elle changea de conversation.

« Je ne sais quel pressentiment vague, dont je ne me rendis pas compte, s’empara de moi. Je voulus partir, mais Sdenka me retint.

« – Comment, dit-elle, tu m’as demandé une heure, et voilà que tu pars au bout de quelques minutes !

« – Sdenka, dis-je, vous aviez raison de m’engager à partir ; je crois entendre du bruit et je crains qu’on ne nous surprenne !

« – Sois tranquille, mon ami, tout dort autour de nous, il n’y a que le grillon dans l’herbe et le hanneton dans les airs qui puissent entendre ce que j’ai à te dire !

« – Non, non, Sdenka, il faut que je parte !...

« – Arrête, arrête, dit Sdenka, je t’aime plus que mon âme, plus que mon salut, tu m’as dit que ta vie et ton sang étaient à moi !...

« – Mais ton frère, ton frère, Sdenka, j’ai un pressentiment qu’il viendra !

« – Calme-toi, mon âme, mon frère est assoupi par le vent qui joue dans les arbres ; bien lourd est son sommeil, bien longue est la nuit et je ne te demande qu’une heure !

« En disant cela, Sdenka était si belle que la vague terreur qui m’agitait commença à céder au désir de rester auprès d’elle. Un mélange de crainte et de volupté impossible à décrire remplissait tout mon être. À mesure que je faiblissais, Sdenka devenait plus tendre, si bien que je me décidai à céder, tout en me promettant de me tenir sur mes gardes. Cependant, comme je l’ai dit tout à l’heure, je n’ai jamais été sage qu’à demi, et quand Sdenka, remarquant ma réserve, me proposa de chasser le froid de la nuit par quelques verres d’un vin généreux qu’elle me dit tenir du bon ermite, j’acceptai sa proposition avec un empressement qui la fit sourire. Le vin produisit son effet. Dès le second verre, la mauvaise impression qu’avait faite sur moi la circonstance de la croix et des images s’effaça complètement ; Sdenka dans le désordre de sa toilette, avec ses beaux cheveux à demi tressés, avec ses joyaux éclairés par la lune, me parut irrésistible. Je ne me contins plus et je la pressai dans mes bras.