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« Alors, mesdames, eut lieu une de ces mystérieuses révélations que je ne saurai jamais expliquer, mais à l’existence desquelles l’expérience m’a forcé de croire, quoique jusque-là j’aie été peu porté à les admettre.

« La force avec laquelle j’enlaçai mes bras autour de Sdenka fit entrer dans ma poitrine une des pointes de la croix que vous venez de voir et que la duchesse de Gramont m’avait donnée à mon départ. La douleur aiguë que j’en éprouvai fut pour moi comme un rayon de lumière qui me traversa de part en part. Je regardai Sdenka et je vis que ses traits, quoique toujours beaux, étaient contractés par la mort, que ses yeux ne voyaient pas et que son sourire était une convulsion imprimée par l’agonie sur la figure d’un cadavre. En même temps, je sentis dans la chambre cette odeur nauséabonde que répandent d’ordinaire les caveaux mal fermés. L’affreuse vérité se dressa devant moi dans toute sa laideur, et je me souvins trop tard des avertissements de l’ermite. Je compris combien ma position était précaire et je sentis que tout dépendait de mon courage et de mon sang-froid. Je me détournai de Sdenka pour lui cacher l’horreur que mes traits devaient exprimer. Mes regards, alors, tombèrent sur la fenêtre et je vis l’infâme Gorcha, appuyé sur un pieu ensanglanté et fixant sur moi des yeux de hyène. L’autre fenêtre était occupée par la pâle figure de Georges, qui dans ce moment avait avec son père une ressemblance effrayante. Tous deux semblaient épier mes mouvements et je ne doutai pas qu’ils s’élanceraient sur moi à la moindre tentative de fuite. Je n’eus donc pas l’air de les apercevoir, mais faisant un violent effort sur moi-même, je continuai, oui, mesdames, je continuai à prodiguer à Sdenka les mêmes caresses que je me plaisais à lui faire avant ma terrible découverte. Pendant ce temps, je songeais avec angoisse au moyen de m’échapper. Je remarquai que Gorcha et Georges échangeaient avec Sdenka des regards d’intelligence et qu’ils commençaient à s’impatienter. J’entendis aussi au-dehors une voix de femme et des cris d’enfants, mais si affreux qu’on aurait pu les prendre pour des hurlements de chats sauvages.

« – Voici qu’il est temps de plier bagage, me dis-je, et le plus tôt sera le mieux !

« M’adressant alors à Sdenka, je lui dis à voix haute et de manière à être entendu de ses hideux parents :

« – Je suis bien fatigué, mon enfant, je voudrais me coucher et dormir quelques heures, mais il faut d’abord que j’aille voir si mon cheval a mangé sa provende. Je vous prie de ne pas vous en aller et d’attendre mon retour.

« J’appliquai alors mes lèvres sur ses lèvres froides et décolorées et je sortis. Je trouvai mon cheval couvert d’écume et se débattant sous le hangar. Il n’avait pas touché à l’avoine, mais le hennissement qu’il poussa en me voyant venir me donna la chair de poule, car je craignis qu’il ne trahît mes intentions. Cependant les vampires, qui avaient probablement entendu ma conversation avec Sdenka, ne pensèrent point à prendre l’alarme. Je m’assurai alors que la porte cochère était ouverte, et, m’élançant en selle, j’enfonçai mes éperons dans les flancs de mon cheval.

« J’eus le temps d’apercevoir, en sortant de la porte, que la troupe rassemblée auprès de la maison, et dont la plupart des individus avaient le visage collé contre les vitres, était très nombreuse. Je crois que ma brusque sortie les interdit d’abord, car pendant quelque temps je ne distinguai, dans le silence de la nuit, rien que le galop uniforme de mon cheval. Je croyais déjà pouvoir me féliciter de ma ruse, quand tout d’un coup j’entendis derrière moi un bruit semblable à un ouragan éclatant dans les montagnes. Mille voix confuses criaient, hurlaient et semblaient se disputer entre elles. Puis toutes se turent, comme d’un commun accord, et j’entendis un piétinement précipité comme si une troupe de fantassins s’approchait au pas de course.

« Je pressai ma monture à lui déchirer les flancs. Une fièvre ardente me faisait battre les artères et, pendant que je m’épuisais en efforts inouïs pour conserver ma présence d’esprit, j’entendis derrière moi une voix qui me criait :

« – Arrête, arrête, mon ami ! Je t’aime plus que mon âme, je t’aime plus que mon salut ! arrête, arrête, ton sang est à moi !

« En même temps, un souffle froid effleura mon oreille et je sentis Sdenka me sauter en croupe.

« – Mon cœur, mon âme ! me disait-elle, je ne vois que toi, je ne sens que toi, je ne suis pas maîtresse de moi-même, j’obéis à une force supérieure, pardonne-moi, mon ami, pardonne-moi !

« Et, m’enlaçant dans ses bras, elle tâchait de me renverser en arrière et de me mordre à la gorge. Une lutte terrible s’engagea entre nous. Pendant longtemps je ne me défendis qu’avec peine, mais enfin, je parvins à saisir Sdenka d’une main par sa ceinture et de l’autre par ses tresses, et me roidissant sur mes étriers, je la jetai à terre !

« Aussitôt mes forces m’abandonnèrent et le délire s’empara de moi. Mille images folles et terribles me poursuivaient en grimaçant. D’abord Georges et son frère Pierre côtoyaient la route et tâchaient de me couper le chemin. Ils n’y parvenaient pas et j’allais m’en réjouir quand, en me retournant, j’aperçus le vieux Gorcha qui se servait de son pieu pour faire des bonds comme les montagnards tyroliens quand ils franchissent les abîmes. Gorcha aussi resta en arrière. Alors sa belle-fille, qui traînait ses enfants après elle, lui en jeta un qu’il reçut au bout de son pieu. S’en servant comme d’une baliste, il lança de toutes ses forces l’enfant après moi. J’évitai le coup, mais avec un véritable instinct de bouledogue, le petit crapaud s’attacha au cou de mon cheval, et j’eus de la peine à l’en arracher. L’autre enfant me fut envoyé de la même manière, mais il tomba au-delà du cheval et en fut écrasé. Je ne sais ce que je vis encore, mais quand je revins à moi, il était grand jour et je me trouvai couché sur la route à côté de mon cheval expirant.

« Ainsi finit, mesdames, une amourette qui aurait dû me guérir à jamais de l’envie d’en chercher de nouvelles. Quelques contemporaines de vos grand-mères pourraient vous dire si je fus plus sage à l’avenir.

« Quoi qu’il en soit, je frémis encore à l’idée que, si j’avais succombé à mes ennemis, je serais devenu vampire à mon tour ; mais le ciel ne permit pas que les choses en vinssent à ce point, et loin d’avoir soif de votre sang, mesdames, je ne demande pas mieux, tout vieux que je suis, que de verser le mien pour votre service ! »