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Bondissant dans le théâtre, Ivan Andreievitch embrassa d’un coup d’œil rapide toutes les loges du second balcon et… horreur! Il crut que son cœur cessait de battre: elle y était. Elle avait sa place dans une loge! Avec le général Polovitsyne, avec sa femme et sa belle-sœur, et aussi l’aide de camp du général, un jeune homme très débrouillard. Il y avait aussi un civil… Ivan Andreievitch concentra toute son attention, toute l’acuité de son regard… Mais, ô terreur! Le civil se cacha traîtreusement derrière l’aide de camp et demeura dans les ténèbres.

Elle était là, alors qu’elle avait déclaré qu’elle n’y serait point!

Cette duplicité qui ne cessait de se manifester depuis quelque temps chez Glafira torturait Ivan Andreievitch. Et ce jeune homme, ce civil y finissait par le jeter dans le désespoir. Éperdu, il se laissa tomber dans un fauteuil.

Nous devons observer que le fauteuil d’Ivan Andreievitch se trouvait près d’une baignoire et, qu’en outre, la loge maudite du second balcon était juste au-dessus. Le malheureux ne pouvait, à son désespoir, absolument rien voir de ce qui se passait au-dessus de sa tête. Aussi, dans sa rage, bouillait-il tel un samovar. Il eut l’esprit absent durant tout le premier acte, incapable d’entendre la moindre note. On affirme que la musique a ceci de bon, qu’on peut mettre les impressions musicales en harmonie avec n’importe quelle sensation. Un homme joyeux percevra de la joie dans les sons, un homme triste y entendra de la douleur. Ce fut toute une tempête qui siffla dans les oreilles d’Ivan Andreievitch. Pour comble de malheur, des voix si terribles criaient devant, derrière lui et à ses côtés, qu’Ivan Andreievitch sentait son cœur se briser. Enfin l’acte se termina. Mais, à l’instant même où le rideau tombait, une aventure advint à notre héros, qu’aucune plume ne saurait décrire.

Il arrive souvent que, des balcons, tombe un programme de papier. Lorsque la pièce est ennuyeuse et que les spectateurs baillent, ceci leur procure un vif plaisir. Et c’est avec un intérêt particulier qu’ils suivent le vol très doux du papier voyageant en zigzags du haut des balcons, jusqu’aux fauteuils. Cette feuille atteindra forcément un crâne qui ne s’y attend pas. Et il est, en effet, très curieux de noter la manière dont ce crâne rougit, car nécessairement il devient très rouge. Ainsi, j’ai terriblement peur des lorgnettes que les dames posent souvent sur le rebord des loges. Il me semble que, d’une seconde à l’autre, elles aussi s’abattront sur quelque tête. Mais je remarque que je parle fort inopportunément d’incidents aussi tragiques. C’est pourquoi je les recommande aux feuilletons des journaux qui prennent sur eux de nous épargner tous les mensonges, toutes les malhonnêtetés et tous les cafards qui empoisonnent nos maisons.

Mais l’incident qui arriva à Ivan Andreievitch n’a jamais encore été décrit nulle part. Ce n’est pas un programme qui tomba sur sa tête quelque peu chauve, nous l’avons dit. J’avouerai que j’éprouve même de la honte à déclarer – et n’est-ce pas en effet honteux? – que son chef respectable est nu, c’est-à-dire presque dégarni de cheveux. Or donc, le chef d’Ivan Andreievitch, homme jaloux et en colère, reçut un objet aussi indécent qu’un billet d’amour doux et parfumé. Bref, le malheureux Ivan Andreievitch, nullement préparé à une histoire aussi désagréable, frémit comme s’il avait senti sur son crâne une souris ou une petite bête féroce.

Impossible de s’abuser sur la teneur amoureuse du billet. Un papier parfumé, exactement semblable à ceux que l’on décrit dans les romans, et plié de manière à pouvoir s’introduire dans le gant d’une dame. Il tomba, sans doute, par hasard, au moment même où il était remis. Peut-être demandait-on le programme? Peut-être le petit billet y avait-il été habilement dissimulé? On le remettait entre des mains connues, mais voici qu’un coup involontaire de l’aide de camp, qui très vite et galamment s’excusa de sa maladresse, fit glisser le papier de la petite main tremblante de confusion. Cependant que le jeune homme, le civil qui tendait impatiemment la main, recevait, non l’aveu, mais le programme qu’il ne désirait nullement.

Événement étrange, fâcheux – le fait est indiscutable, mais, avouez-le, encore plus désagréable pour Ivan Andreievitch.

– Prédestiné! murmura-t-il, trempé par une sueur froide et froissant le billet dans ses paumes. Prédestiné! La balle trouve toujours le coupable! Non, il ne s’agit pas de cela. En quoi suis-je coupable? Il est vrai qu’un autre dicton… «Sur le pauvre Makar…, etc…».

Que de pensées diverses, contraires, roulent et se chevauchent dans pareille et soudaine aventure! Ivan Andreievitch restait cloué sur place, pétrifié, ni vif ni mort, comme on dit, il était convaincu que la salle entière connaissait son malheur, alors qu’à cette minute même, l’enthousiasme pour la cantatrice que l’on rappelait, allait jusqu’au délire. Ivan Andreievitch n’osait lever les yeux et son visage était pourpre de confusion.

– Elle a fort agréablement chanté, observa-t-il, se tournant vers un gandin assis à sa gauche.

Le gandin qui, fou d’enthousiasme, battait des mains et trépignait, jeta un regard fugace sur Ivan Andreievitch, puis, les mains en porte-voix, hurla le nom de la chanteuse. Ivan Andreievitch, qui n’avait jamais encore entendu pareil beuglement, se sentit ravi: «Il n’a rien remarqué», se dit-il, regardant derrière lui. Il vit un gros spectateur, qui était assis derrière lui, se lever, lui tourner le dos et lorgner les loges.

– Décidément, tout va bien! pensa Ivan.

Devant lui, personne, évidemment, ne s’était aperçu de rien. Il jeta un regard de biais, timide et plein d’espérance sur la baignoire la plus proche de son fauteuil. Une dame très élégante, le mouchoir sur la bouche, renversée sur le dossier de son siège, riait aux éclats.

– Oh! ces femmes! marmotta Ivan Andreievitch. Et il se précipita vers la sortie, marchant sur les pieds des spectateurs.

Je laisse maintenant aux lecteurs eux-mêmes, le soin de juger Ivan Andreievitch. Avait-il vraiment raison, à ce moment? Le Grand Théâtre comprend, on le sait, quatre étages de balcons et une galerie. Pourquoi admettre avec certitude que ce billet était précisément tombé d’une loge et indubitablement de celle-ci et non d’une autre? N’y a-t-il pas de dames aussi au cinquième étage? Mais la passion est exclusive et la jalousie est la passion la plus exclusive du monde.

Ivan Andreievitch courut au foyer, s’arrêta devant une lampe, brisa le cachet et lut:

«Tout à l’heure, immédiatement après le spectacle, rue G***, au coin de l’impasse -ski, maison K*** au deuxième étage, à droite dans l’escalier. Entrée par le perron. Viens sans faute, au nom du ciel!»

Ivan Andreievitch ne reconnut pas l’écriture, mais le doute était impossible: on fixait un rendez-vous! «Surprendre, pincer et saper le mal à la racine», telle fut la première idée d’Ivan Andreievitch. Il pensa même les prendre sur le fait ici-même, sur-le-champ, dans leur loge. Mais comment agir? Ivan Andreievitch monta au deuxième étage, cependant la sagesse le fit redescendre. Ne sachant vraiment que faire de sa personne, il se précipita vers le côté opposé et regarda à travers la porte ouverte d’une loge vide les loges d’en face. Eh quoi! À chacun des cinq étages les balcons entiers étaient remplis de jeunes dames et de jeunes gens. Le billet avait aussi bien pu tomber de chacun des étages. Au demeurant, Ivan Andreievitch accusait les cinq balcons de comploter contre lui. Cependant, aucune évidence n’aurait pu le faire changer d’avis. Il ne cessa de courir de couloir en couloir, durant tout le deuxième acte, sans pouvoir retrouver le calme de l’esprit. Il pensa même s’adresser au caissier du théâtre, dans l’espoir d’apprendre de cet homme les noms des personnes occupant les loges des quatre étages; mais la caisse était déjà fermée. Enfin, ce furent à nouveau des vociférations et des applaudissements frénétiques. La représentation était terminée. On rappelait la cantatrice et on entendait deux voix dans la galerie – celles des chefs des deux partis. Mais Ivan Andreievitch avait vraiment d’autres chats à fouetter. Sa décision était prise quant à la conduite à tenir. Il mit son pardessus et vola du côté de la rue G***. Il y découvrirait, prendrait en flagrant délit les personnes en question et agirait, de toute manière, plus énergiquement que la veille.