Les femmes n’étaient pas admises, mais les hommes, sans distinction de profession ou d’origine, pouvaient s’y réunir, du moment qu’ils avaient acquitté le droit d’entrée.
Le comité du cercle, toutefois, étant composé en majorité d’Américains, l’entrée de ces locaux était formellement interdite à tout homme de couleur. Mais la plus grande latitude était accordée aux blancs et jamais on ne se préoccupait de leur état civil, encore moins de leur casier judiciaire.
Fandor, sitôt arrivé dans l’immense salle, avait reconnu quelques têtes familières.
Machinalement, comme invinciblement attiré vers lui, il s’était rapproché de l’homme dont il avait été toute une semaine le modeste employé. Fandor avait aperçu, vautré dans un fauteuil de cuir, le chercheur de diamants Hans Elders, ample, à demi assoupi, fumant béatement un cigare voluptueux.
— Celui-là, s’était dit le journaliste, je le connaîtrai. Et il avait ajouté :
— Peut-être même… le reconnaîtrai-je ?…
En pensant ainsi, Fandor, malgré lui, songeait à Fantômas, si expert, si subtil dans l’art des travestissements. Fandor, de son regard perspicace et chercheur, détaillait les moindres traits du visage de cet homme, interrogeait ses gestes, sa silhouette. Hans Elders était-il Fantômas, ainsi que Fandor le redoutait à la fois et l’espérait ? Mais non, ce personnage, mystérieux peut-être, lui était, à coup sûr, inconnu. Ce n’était pas Fantômas.
Fandor, pour avoir la tenue décente et correcte exigée par les règlements du cercle, avait dû faire un rude accroc à son modeste capital et le journaliste qui, de propos délibéré, avait renoncé à sa profession de ratisseur de terre, profession modeste sans doute, mais assez lucrative – car chaque ouvrier touche une prime dès qu’il trouve un diamant, et le cas est fréquent, – se rendait compte qu’il ne pourrait mener longtemps une existence oisive de snob, sans avoir à pourvoir aux nécessités de son existence matérielle.
Quelques livres sterling se trouvaient encore au fond de sa poche et le journaliste qui, machinalement, les remuait dans ses mains, se disait qu’après tout, il aurait peut-être tort de ne pas risquer la chance et de se tenir perpétuellement loin du fameux tapis vert.
Fandor, qui n’était pas joueur, était superstitieux et il savait que le proverbe dit : « Aux innocents, les mains pleines. »
C’était le baccara le plus simple et le plus net.
Fandor, après avoir observé que le tableau de droite gagnait d’une façon à peu près régulière depuis quelques instants, décida, par esprit de contradiction et peut-être parce qu’il faisait un subtil raisonnement, de jouer sur le tableau de gauche.
Il risqua une livre sterling, une fois… deux fois… trois fois. Dès lors, Fandor était pris dans l’engrenage, d’autant plus qu’il gagnait. Le journaliste comprenait le jeu.
Il s’agissait d’avoir neuf ou tout au moins le chiffre l’approchant le plus près, et cela avec deux cartes, trois au maximum.
La chance favorisait le journaliste ; au bout d’un quart d’heure, déjà en possession d’un petit tas d’or, auquel se mêlaient quelques billets de banque. Fandor s’initiait aux subtilités du tirage à cinq.
Brusquement, alors qu’il gagnait toujours, le jeu s’arrêta ; la banque venait de sauter. L’homme qui la tenait s’était levé, tout pâle, sans mot dire, et se retirait, se perdant dans la foule indifférente, cependant que le croupier, d’une voix glapissante, criait autour de lui :
— Aux enchères, messieurs, la banque à cent livres, deux cents…
— Cinq cents, fit une voix.
Fandor, précisément à ce moment, avait enfoui son bénéfice dans les poches de ses vêtements et, sans la moindre pudeur, se préparait à partir. Mais, lorsqu’on devina ses intentions, ce fut, dans les groupes des pontes qui l’entouraient, un concert de protestations :
— Ne partez pas, disait-on, vous avez la veine. Restez-nous allons gagner avec vous… marchez donc, il faut encore faire sauter la banque.
Étourdi, Fandor consentit à rester. Il éprouvait même une certaine émotion en s’apercevant qu’il était désormais le plus rapproché de la table et que c’était à lui qu’il appartenait maintenant de prendre les cartes que distribuait le banquier.
En levant les yeux sur le banquier, Fandor eut un sursaut. Son adversaire n’était autre que le petit Teddy.
Pauvre Teddy.
Heureux Fandor.
Les pontes avaient eu raison d’insister auprès du journaliste pour qu’il continuât à jouer. La chance, en effet, les favorisait merveilleusement par l’intermédiaire de Fandor qui, à chaque coup, abattait huit ou neuf d’une façon presque régulière. Teddy perdait tout ce qu’il voulait, et même ce qu’il ne voulait pas.
Or, au fur et à mesure qu’il gagnait, Fandor sentait à son front perler une sueur froide.
— Comment le jeune Teddy possédait-il tant d’argent ? D’où lui venait cet or qu’il dilapidait aussi gaillardement ?
— Parbleu, pensa Fandor, voilà qui confirme mes soupçons, ce Teddy est une sinistre petite crapule…
Mais le journaliste devait en rester là de sa réflexion. Quelqu’un, avec autorité, lui avait mis la main sur l’épaule, et ce quelqu’un, élevant la voix au milieu du silence, nécessaire au jeu, déclarait, désignant Fandor :
— Ne continuez pas, messieurs, cet individu-là est un tricheur.
Fandor demeura un instant interdit, puis, bondissant sous l’insulte, il quitta sa chaise, se redressa, dévisagea son interlocuteur et poussa une exclamation de surprise !
L’homme qui venait de l’accuser, c’était le lieutenant Wilson Drag. Les deux hommes se défiaient du regard.
— Monsieur, vous allez retirer ce que vous venez de dire et me faire des excuses.
— Je maintiens ce que j’ai dit, monsieur, il est impossible que vous ne trichiez pas. Vous gagnez trop…
L’officier ne poursuivit pas. Une gifle magistrale avait claqué sur sa joue. Appliquée par Fandor.
— Vous me rendrez raison, monsieur, criait l’officier.
— Quand vous voudrez.
— Soit, poursuivit l’officier en mettant la main à sa poche de revolver, tout de suite…
— Où cela ? demanda simplement Fandor.
Le lieutenant avait sans doute l’habitude de ces duels à l’américaine.
— Dans le jardin du cercle. Monsieur.
Autour des deux adversaires, on chuchotait, on haussait les épaules.
De semblables altercations étaient fréquentes dans un milieu aussi mélangé.
Toutefois, peu de gens partageaient l’opinion de l’officier. Le joueur heureux avait de la chance, et voilà tout. Il ne trichait certainement pas.
Mais la partie pouvait reprendre sans les deux hommes qui avaient décidé de se battre. C’était l’essentiel.
Le lieutenant Wilson Drag, cependant montrait avec courtoisie le chemin à Fandor et celui-ci se disposait à quitter la salle de jeu, lorsqu’une voix claire et jeune, nettement timbrée, articula :
— M. Jérôme Fandor.
— Qu’y a-t-il ? répliqua le journaliste en se retournant tout d’une pièce.
C’était Teddy qui l’interpellait.
— Monsieur Jérôme Fandor, reprit l’adolescent, vous ne pouvez pas vous battre avec monsieur.
Teddy désignait le lieutenant Wilson Drag.
— Ah ! balbutia Fandor interloqué, pourquoi donc ?
— Parce que, reprit Teddy qui s’efforçait d’affermir sa voix légèrement tremblante, parce que cet officier est déshonoré.
Une violente rumeur s’éleva dans la salle.
Désormais le jeu s’interrompit à toutes les tables, on s’empressa autour des trois acteurs du drame. L’officier devenu blême interpellait à son tour Teddy avec une nuance de reproche :
— Comment ? c’est vous, Teddy mon ami… vous qui déclarez une semblable chose ? je vous somme de vous expliquer.
L’adolescent ne paraissait pas autrement troublé.
— Je dis, reprit-il, que le lieutenant Wilson Drag est déshonoré. C’est un voleur en effet, il a dérobé, voici sept jours, les dix mille livres sterling gagnées par le nègre Jupiter. Vous comprendrez, messieurs, qu’on ne peut pas se battre avec cet homme.