« Et maintenant, Fantômas, adieu. N’avez-vous rien à me dire ?
Fantômas était blême d’effroi. La résolution de Juve était irrévocable, il sentait bien qu’il eût été inutile de le prier, que le policier ne ferait point grâce…
Fantômas allait rester seul à bord du bateau.
— Juve, dit-il enfin d’une voix où perçait son effroi, la hantise qu’il avait de la mort qu’il allait être condamné à coudoyer chaque jour, Juve, vous oubliez que si je meurs, vous ne retrouverez jamais Fandor ?…
Mais à cette phrase du bandit, Juve répondit par un ricanement sauvage :
— De deux choses l’une, Fantômas, dit-il : ou Fandor est encore en vie et Fandor se trouve sur cette terre, ainsi que vous me l’avez affirmé et je saurai bien le sauver sans vous, ou vous m’avez trahi, jadis, comme vous m’avez trahi en m’enfermant sur ce bateau. Je n’ai nulle raison de vous épargner.
Juve hésitait encore, puis, d’une voix basse, il ajouta :
— Pourtant oui, si je retrouve Fandor, si je le retrouve sain et sauf, Fantômas… alors, peut-être, tâcherai-je de vous arracher à cet enfer, si vous y êtes encore. Adieu.
À toute vapeur, la chaloupe s’éloigna alors du British Queenet revint sur Durban.
18 – L’AVEUGLE
Une plainte retentissait. La vieille Laetitia râlait.
Tandis que Jupiter pris pour l’assassin de la vieille femme s’enfuyait, poursuivi par toute une meute, quelqu’un s’était glissé, en effet, chez la vieille femme, personnage qui, plus calme, plus vieux, ne se souciant aucunement de tuer Jupiter, avait eu l’intelligence de prodiguer à la vieille Laetitia les premiers soins que nécessitait son état.
Ce quelqu’un était Sosthène, le métis rebouteux. Sosthène avait trouvé Laetitia, couchée sur son lit, hurlant.
Le sang qui lui sortait des orbites s’était coagulé sur ses cheveux blancs, sur son visage, en une épaisse couche rouge.
Sosthène avait contemplé la vieille femme d’un air ravi.
— C’est un beau cas, s’était-il écrié alors, c’est un très beau cas.
Il avait hésité entre deux remèdes qui lui étaient familiers.
Devait-il chercher deux grenouilles vivantes et les attacher sur les yeux de la malade à l’aide d’un bandeau ? devait-il, au contraire prendre un poulet, le couper par moitié d’un coup de sabre et appliquer ses intestins encore fumants sur les blessures de la vieille femme ?
Sosthène s’était décidé équitablement.
Il mettrait une grenouille sur l’œil droit et le poulet sur l’œil gauche.
Il avait donc couru dans la cour de la ferme et là, dans la mare, n’avait pas été long à attraper une grenouille.
Il avait enfermé l’animal sous une bassine qu’il avait retournée, puis il était allé se saisir dans le poulailler d’un jeune poulet, auquel il s’apprêtait à passer au travers du corps, un énorme sabre, décroché à la muraille de la grande salle…
Sosthène était si affairé, si préoccupé par ses préparatifs, qu’il accomplissait avec un zèle de maniaque, qu’il n’avait pas entendu que quelqu’un, sautant la haie, pénétrait dans la ferme.
Il tressaillit, comme on l’appelait :
— Hello, vilain noir, que fais-tu ici ?
— Massa Teddy, massa Teddy.
L’apparition de Teddy le laissait déconfit, apeuré, anxieux.
Car Teddy ne l’aimait pas.
— Que fais-tu ici ?
— Je… je soigne…
— Qui ?…
— Je soigne Laetitia…
— Laetitia ?
— Oui, Laetitia, massa. Li être très malade…
— Qu’a-t-elle ?
Mais Sosthène n’était plus, lui, en état de rien expliquer… Il s’effarait, donnait les marques d’un indicible étonnement…
Et, pointant du doigt vers Teddy, il haleta :
— Oh ! massa quoi c’est-il que vous portez ?… moi être si effrayé.
Teddy portait en effet sous son bras un crâne, le crâne mystérieux, la tête de mort que lui et Fandor, et qu’en dépit des serpents, il avait pu aller prendre au creux de l’arbre, au fond de la forêt…
Teddy, malheureusement pour Sosthène, n’avait pas envie de bavarder. À l’idée que Laetitia était malade, très malade, il perdit la tête…
Et se précipitant vers Sosthène, l’empoignant par le bras :
— Toi, cria-t-il, tu vas d’abord me faire le plaisir de disparaître, et rapidement. Si Laetitia est malade, je suffirai à la soigner, entends-tu ? maudit sorcier ?… allez ? pars ?… dépêche-toi. Quand je te vois, toi et tes remèdes, cela me démange de t’étrangler.
Sosthène n’insistait pas.
Il se débarrassa d’un mouvement brusque de l’étreinte de Teddy, il disparut aussi vite que cela lui était possible. Teddy s’élança vers la ferme… Il se précipita dans la grande salle, appelant :
— Laetitia ? Laetitia ?
Puis, ne recevant aucune réponse, il courut à la chambre de la malheureuse vieille.
Laetitia, à demi évanouie, demeurait immobile, ne criait même plus…
Mais, dès le seuil de la pièce, Teddy avait aperçu ses horribles blessures.
Le jeune homme aimait trop celle qui lui avait tenu lieu de mère, qui l’avait élevé, qui, pour lui, avait trouvé dans son cœur de femme des trésors d’affection et de dévouement, pour n’être point bouleversé à ce seul aspect…
Laissant rouler sur le sol de la chambre le crâne qu’il avait eu tant de mal à retrouver, Teddy tomba à genoux près du lit de Laetitia :
— Ah ! mama, s’écria-t-il… ma pauvre mama, que vous est-il arrivé ?
Hélas, Laetitia souffrait au point de ne pouvoir répondre aux questions de Teddy.
Comme si, de savoir quelqu’un près d’elle, sa douleur s’était exaspérée, voilà qu’elle recommençait à râler sa plainte perpétuelle, la plainte profonde, continuelle, incessante, sans cesse accrue de ceux qui sont à l’agonie, de ceux qui vont mourir et qui semblent déjà hurler là leur propre mort.
Alors, Teddy s’affola. Penché sur la vieille femme, il l’appela, guettant une lueur d’intelligence dans ses pauvres yeux qu’il voyait détruits, brûlés…
— Laetitia, Laetitia.
Mais la vieille femme râlait toujours.
— Laetitia, Laetitia, m’entendez-vous ?… c’est Teddy c’est votre pauvre Teddy qui vous parle ?… ah ! dites-moi que vous m’entendez ?
Une seconde, le jeune homme espéra que la vieille femme allait lui répondre. Le râle s’était interrompu…
— Mama, mama, haleta le jeune homme, je t’en prie ?… fais un effort ?… réponds-moi ? dis ?… regarde ?
Laetitia se souleva sur sa couche, et cette fois Teddy comprit le sens de son gémissement.
— Je ne vois pas. Je ne vois plus. Je suis aveugle…
Teddy, d’un geste accablé, avait reposé le crâne sur une table. Il revint au lit de Laetitia, il se pencha sur la vieille femme :