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Depuis un instant, il ne quittait pas des yeux un individu qui se trouvait dans la salle à manger, debout devant un sabord et qui leur tournait le dos. Il le désigna du doigt.

— Est-ce que vous connaissez cet homme ? demanda-t-il à ses compagnons.

Ils répondirent tous que non, il y avait seulement quelques jours qu’ils l’avaient aperçu parmi eux.

— C’est sans doute un passager de deuxième classe qui a fui de notre côté, parce que le fléau était trop violent dans l’autre partie du navire.

— Eh bien, reprit Raymond, je suis persuadé que cet homme possède du sérum…

— Du sérum, s’écrièrent-ils tous à la fois, ce n’est pas possible.

— J’en suis certain. Ce matin, comme je passais devant une cabine, j’ai vu par terre, sur le pas de la porte, une capsule de verre brisée. Je l’ai ramassée et j’ai pu me convaincre qu’elle avait contenu du sérum. J’ai voulu savoir qui habitait cette cabine, quel était le possesseur du précieux remède, et, par la porte entrebâillée, j’ai aperçu l’individu que vous voyez en train de ranger dans une boîte un certain nombre de tubes semblables à celui que j’avais ramassé.

— Mais alors, nous sommes sauvés, s’écria Towtea. Je vais lui demander de donner de son remède. Il ne refusera certainement pas et alors nous pourrons recommencer et avec succès cette fois, la lutte contre le fléau…

Il s’était élancé déjà, mais Raymond l’arrêta du geste.

— Ne vous précipitez pas, vous allez peut-être tout compromettre par trop de hâte. Songez que cet individu doit avoir des raisons pour ne pas nous offrir le sérum. Il faut agir avec précaution et nous arranger pour qu’il ne puisse pas refuser…

— Si vous voulez, dit Le Clain, voici comment nous procéderons. L’un de nous ira lui adresser la requête, cependant que les autres se tiendront à portée de sa cabine, prêts à s’emparer des boîtes au cas où il les refuserait. Je crois que l’intérêt général autorise cette violence à laquelle bien entendu, nous ne nous livrerons qu’à la dernière extrémité.

— Bravo, s’écria Towtea. Vous eussiez dû naître général d’armée, le plan est génial. C’est moi qui vais aller parler à ce monsieur, et vous vous placerez tous deux à l’entrée de l’escalier conduisant aux cabines…

Le passager inconnu avait bien compris, en voyant les regards des quatre interlocuteurs dirigés de son côté, qu’il était question de lui.

Il se tenait donc sur ses gardes, et lorsque Towtea lui fit la demande d’avoir un entretien avec lui, il acquiesça d’un geste bref.

— Monsieur, commença le naturaliste, ma démarche est peut-être incorrecte, mais la situation terrible dans laquelle nous nous trouvons nous élève au-dessus des convenances et vous m’excuserez. Nous avons appris que vous possédiez du sérum contre la peste. En ce moment ce sérum est absolument indispensable à la sauvegarde des quelques survivants du navire, et comme c’est nous jusqu’ici qui avons assuré la tâche et le rôle d’infirmiers volontaires, nous vous prions de nous le remettre.

— Monsieur, votre demande me surprend étrangement. Je n’ai jamais eu en ma possession le moindre tube de sérum. Croyez que si j’en avais eu, je n’aurais pas attendu jusqu’à présent pour le mettre à la disposition de votre science et de votre dévouement.

— Monsieur, insista Towtea, il est inutile de nier, on a vu les tubes dans votre cabine…

— On s’est trompé certainement. La peur de la peste a dû produire des hallucinations chez ceux qui vous ont renseigné.

— Non, la personne qui les a vus avait tout son sang-froid et tout son bon sens. Je vois que vous refusez de vous dessaisir de ces tubes précieux. Pourquoi ? je n’en sais rien. Vous en avez dix fois plus qu’il n’en faut pour votre consommation personnelle. Vous n’avez pas juré la mort de nous tous. Songez au nombre de ceux qui ont déjà péri. Songez que le salut des survivants est entre vos mains ? Ne refusez pas de les sauver. Regardez miss Dorothea qui vous observe avec des yeux angoissés, car elle s’est aperçue que vous me disiez non. Elle aussi sera atteinte par le fléau si vous ne nous venez pas en aide. Laisser disparaître tant de beauté, tant de jeunesse… Vous ne le voudrez pas, ce serait monstrueux.

— Brisons là, monsieur, je vous ai déjà donné une réponse, je n’ai pas de sérum. Je ne puis donc vous être utile en rien et je ne désire pas être importuné plus longtemps.

— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, nous allons avoir le regret de nous passer de votre bonne volonté, et nous allons fouiller votre cabine. Ces deux messieurs qui sont là-bas en haut de l’escalier n’attendent qu’un signe de moi.

Au même instant il invitait de la main Raymond et Le Clam à accomplir leur mission et ceux-ci se mettaient en devoir de descendre l’escalier.

Mais ils avaient à peine tourné le dos et descendu une marche qu’un grand cri les figeait sur place et les forçait à se retourner.

— Arrêtez, ou je vous brûle la cervelle !

Qui donc avait crié ?

C’était l’inconnu.

Il avait tiré de sa poche un browning de fort calibre, et il le braquait sur les assistants d’une façon menaçante. Il paraissait fort en colère et semblait disposé à faire un véritable massacre, plutôt que de laisser approcher.

— Vous ne manquez pas d’audace, criait-il, de vouloir pénétrer malgré moi dans ma cabine ! Et de quel droit, s’il vous plaît ? Pour avoir du sérum ? Eh bien oui, j’en ai, mais vous crèverez tous sans que je vous en donne ça. Vous voulez le prendre sans ma permission ? Que l’un d’entre vous essaye… Une balle dans la tête le guérira à tout jamais de la peste et de ses horreurs.

Les passagers qui se trouvaient dans la salle au début de la discussion, mais qui n’y avait pas pris part, s’étaient levés au premier cri. Puis, sous la menace du revolver, ils avaient fui en désordre dans un coin de la salle et ils s’y tenaient terrifiés. Seuls Le Clain et Raymond restaient toujours debout sur le haut de l’escalier, et Towtea se tenait à quelques pas de l’inconnu.

Pendant longtemps ils demeurèrent immobiles de stupeur et d’effroi. Un silence régnait, troublé seulement par les gémissements des moribonds qui venaient du dehors accompagnés du grand bruit de la mer.

Et l’inconnu promenait sur eux un sourire vainqueur et sinistre…

Towtea fut le premier à se ressaisir. Profitant d’un moment où le bandit, fatigué de tenir son revolver braqué, l’avait légèrement incliné vers la terre, il bondit sur lui. Entraîné à tous les exercices physiques, il espérait terrasser facilement cet adversaire. Il le saisit donc à bras le corps et il essaya de le renverser. Au même moment, Raymond et Le Clain, encouragés par son exemple, se précipitèrent, eux aussi, et du fond de la salle, le reste de la troupe reprenant un peu de courage, s’élança à leur secours.

C’en était fait du passager énigmatique.

Il avait les bras immobilisés et ne pouvait pas faire usage de son revolver. Il essaya de se dégager de l’étreinte de Towtea, mais Towtea le tenait et le tenait bien.

Pour comble, son browning tomba sur le parquet. Il était désarmé. Ainsi, un instant avait suffi pour intervertir complètement les rôles. Celui qui triomphait cyniquement tout à l’heure allait être maintenant à la merci de ses persécutés et Dieu sait quel supplice il allait subir en punition de la frayeur où il les avait plongés.

Mais tout à coup on vit une chose incroyable.

Après une série de sauts et de bousculades entremêlés de jurons et de cris de douleur, l’inconnu, le revolver au poing, au haut de l’escalier, fit feu par trois fois.

Successivement Towtea, Raymond et Le Clain tombèrent à terre, mortellement atteints. Que s’était-il passé ? Lorsque le monstre s’était vu immobilisé entre les bras de Towtea et dans l’impossibilité, non seulement de se servir de son arme, mais encore de faire usage de sa force herculéenne, il avait eu l’idée d’une ruse infernale : il avait laissé tomber son revolver. Sans réfléchir qu’il lâchait ainsi la proie pour l’ombre, Towtea s’était précipité pour s’en emparer. Son prisonnier avait les mains libres.

D’un violent coup de poing, il avait renversé le naturaliste. Puis, d’un coup de pied, il avait envoyé le revolver rouler du côté de l’escalier. Il ne lui restait plus qu’à aller le chercher. Sitôt dit, sitôt fait.