Repoussant violemment Raymond et Le Clain qui sautaient sur lui, il s’était élancé à travers la salle, avait saisi son arme et, avait étendu à ses pieds ses trois adversaires.
De nouveau, c’était lui le maître de la situation. Plus personne ne pouvait songer à lui résister et personne, en effet, n’y songeait…
Désormais il put se promener à sa guise dans toute l’étendue du navire. Bien loin d’entendre des cris de menace, c’était un concert de supplications qui accompagnait ses pas.
Le général Gothers, un des héros de la guerre du Transvaal, dont toute la vie était un exemple d’héroïsme et de courage, qui se vantait de n’avoir jamais courbé la tête devant personne, s’était jeté à genoux devant le bandit.
— Du sérum, par pitié, ma fille est gravement atteinte. C’est une pauvre enfant qui n’a jamais fait de mal à personne. Elle n’a que seize ans, c’est affreux de mourir à cet âge…
Le vieillard sanglotait et de grosses larmes coulaient de ses yeux, mais l’inconnu le repoussa durement et passa son chemin.
Lady Melson qui occupait à la Cour d’Angleterre une situation des plus en vue, et dont la morgue hautaine était si intransigeante qu’elle avait même refusé de se mêler aux réjouissances communes pendant la traversée, implorait à ses pieds la vie de son mari mourant :
— Si vous le sauvez, j’obtiendrai pour vous tout ce que vous voudrez de la reine d’Angleterre. Si vous avez commis des crimes, ils vous seront pardonnés. Si vous voulez des honneurs, ils vous seront prodigués.
Un gros marchand de buffles, nommé Von Cordeer, Hollandais à la stature de géant, rendu énorme par une couche fantastique de banknotes dont il s’était tapissé le corps pour qu’elles ne le quittent jamais, se traînait devant lui et lui offrait sa fortune.
— J’ai sur moi trois millions de papiers, disait-il, je vaux trente millions sur le marché de Londres. J’ai des troupeaux, des propriétés dont je n’ai jamais pu faire le tour. Mes serviteurs sont si nombreux que je n’en sais pas le compte. Je vous donne…
Sa figure rouge devenait noire, tant était grande sa crainte de la mort.
Bientôt, pour comble d’horreur, les plus malades anéantis jusqu’alors dans leurs cabines, ayant appris que quelqu’un possédait du sérum, rassemblaient leurs derniers restes de forces et voulaient venir joindre leurs supplications à celles des bien portants.
Enveloppés dans de grosses couvertures, ils essayaient de se traîner… Les uns tombaient devant leur porte, d’autres en montant l’escalier, et le reste venait mourir aux pieds même de l’inconnu… Mais c’était en vain, le bandit restait impassible et ne répondait pas aux prières. Parfois lorsque la demande était trop pressante, pour se débarrasser des importuns, il leur tirait dessus à coups de revolver.
Parfois, comme ivre de meurtre, il se précipitait sur un groupe de passagers, poignardant les hommes, jetant à l’eau les autres, et ne s’arrêtant que lorsque tous les survivants avaient fui.
Aussi ce fut bientôt la fin. Les malades, en sortant de leurs cabines, avaient apporté la contagion dans les régions encore saines du navire. Les passagers valides n’avaient plus eu le courage de prendre des précautions. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient atteints.
En l’espace de quelques jours, ils périrent et le British Queen, ne fut plus qu’un immense cercueil.
Qui eût prédit naguère une fin si triste à ce magnifique vaisseau, lorsqu’il fendait triomphalement de ses formes élancées les flots de l’océan ?
Dans les derniers moments de l’agonie, l’inconnu s’était retiré dans sa cabine ; il se garantissait contre les possibilités de contagion par de fréquentes injections de sérum.
Il n’en sortit que lorsqu’il crut que tout était fini, et il se mit à visiter le navire pour être sûr qu’il ne restait nul survivant.
— Ils sont bien tous crevés, se disait-il… Il était temps car je commençais singulièrement à m’ennuyer, je voyais le moment où j’allais être obligé de les achever tous au revolver. Mais non, ils y ont mis de la bonne volonté, c’est bien fini, plus rien ne remue.
Tout en monologuant ainsi, il avait atteint le pied d’un mât et, machinalement il regardait vers la grande hune. Il poussa soudain une exclamation :
— Mais je ne me trompe pas, il y a quelqu’un là-haut, qui cela peut-il bien être. Juve, peut-être ? Non, il y a longtemps qu’il a dû partir. Hé, là-haut, de la hune, préparez-vous à descendre, si vous ne descendez pas, je vous brûle la cervelle.
Sa voix résonnait étrangement au milieu du silence, et il braquait son revolver vers le milieu du mât…
Le résultat ne se fit pas attendre. On vit apparaître un enfant de quinze ans, déguenillé, maigre, les yeux pleins de terreur, qui dégringola rapidement du mât et vint tomber au pied de l’inconnu.
— Qui es-tu ?
— Je suis Popsy, le petit mousse.
— Que faisais-tu là-haut ?
— J’attendais que la maladie ait cessé.
— Combien y a-t-il de temps que tu es là ?
— Depuis le début. Lorsqu’on m’a dit qu’il y avait la peste à bord, j’ai pensé qu’il n’y ferait point bon rester et que l’air là-haut était meilleur que partout ailleurs ; alors j’ai fait un paquet de provisions, je l’ai porté avec moi, j’ai vécu dans la hune jusqu’au moment où vous m’avez appelé.
— Et tu n’as jamais rien ressenti ?
— Non.
— Tu es bien maigre pourtant…
— C’est qu’il y a deux jours que je n’ai rien mangé, mes provisions étaient épuisées, et je n’osais pas aller en chercher d’autres.
L’inconnu lui tendit un morceau de biscuit et un gobelet d’eau.
— Mange, bois, dit-il, j’ai besoin de toi.
Le mousse s’empressa d’obéir, cependant que son sauveur réfléchissait :
« Qu’est-ce que je vais pouvoir faire de ce gosse ? Il faudra bien que je le tue comme les autres. C’est dommage pourtant, il a l’air intelligent. Il a été, avec sa petite cervelle, plus débrouillard que tous les passagers du British Queenréunis. C’est curieux, il me semble que j’aurais de la répugnance à démolir ce pauvre mousse, maintenant que je l’ai fait causer. J’aurais mieux fait de m’en débarrasser avec une balle de revolver, quand il était en haut du mât. Mais, après tout, pourquoi le tuer, il faut que je songe à sortir d’ici et qui sait s’il ne pourra pas m’aider. Lorsque nous serons sur la terre ferme, il sera temps de réfléchir à ce qu’il convient de faire de lui.
Le mousse cependant avait fini de se restaurer et relevait la tête, interrogateur :
— Viens avec moi, dit l’homme, nous allons visiter le navire pour voir s’il ne reste pas de vivants. Commençons par ici.
Ils montèrent sur la passerelle, mais il n’y avait rien à cet endroit. Ils parcoururent ensuite le premier pont, nul cadavre ne bougea sur leur passage.
Ils se préparaient à descendre à un étage inférieur, quand tout à coup, derrière les deux promeneurs, un grincement aigu se fit entendre :
L’inconnu se retourna brusquement :
— On a remué, dit-il, il n’y a pourtant que des morts ici. Qui a fait ce bruit ?
— Ah ! ne vous affolez pas, répondit le mousse, ce ne sont pas des « défunts » qui ont grincé des dents, mais tout simplement les chaînes des ancres qui se tendent par suite de la marée.
— Par suite de la marée, qu’est-ce que tu veux dire ?
— Eh bien, voilà. C’est maintenant la marée montante et le courant pousse le bateau vers le large. Alors, vous comprenez, comme les ancres restent toujours au même endroit, ça tire sur les chaînes et elles crient, comme vous avez entendu…
— Tiens, voici une chose à laquelle je n’avais pas songé. L’effort de la marée, mais alors… si on lâchait les chaînes, le bateau irait aussi s’échouer à la côte ?…
— Pourvu qu’on choisisse bien son moment… si on le lâchait à la marée montante, il irait se promener vers le large, du côté du pays des requins.