Et petit à petit, le policier en arrivait à cette conclusion :
— Fantômas estime peut-être qu’en m’amenant au Natal, il a fait assez pour que je retrouve Fandor, et que dès maintenant nous sommes quittes ?
Ce n’était à coup sûr pas sans raison grave que Fantômas avait envoyé Fandor au Natal…
Un motif puissant avait dû impérieusement lui dicter ce choix.
Mais quel était ce motif ? quel pouvait-il être ?
***
— Alors, mon vieux Ribonnard, tu n’as pas fait fortune ?
— Peuh.
— Mais d’un autre côté, tu ne te plains pas de ton sort ?
— Peuh.
— Un verre de stout ?
— Je ne refuse jamais.
— Elle est bonne la bière ici ?
— Oui, en quantité.
— Comme partout ailleurs.
— Et tu n’as pas de nouvelles des copains ?
— Moi, non, et toi ?
— Oh ! tous fades.
— Ce que c’est que de nous, tout de même.
— Comme tu dis.
Ribonnard, l’ancien forçat, avait un geste des épaules qui marquait son accablement devant la destinée, et sa résignation.
Ribonnard avait un tempérament flegmatique. Il l’avait dit lui-même quelques instants avant.
— Rien ne m’étonne, rien ne me surprend, j’accepte les choses comme elles viennent et les gens comme ils sont.
À quoi, son interlocuteur, d’un petit rire tranquille et doux, s’était contenté d’approuver.
Ribonnard ne se vantait pas en affirmant qu’il avait atteint une parfaite impassibilité. Une heure auparavant, il se promenait, nonchalant, dans les rues de Durban, lorsqu’une main s’était posée sur son épaule, une main qui l’empoignait littéralement. Ribonnard, en temps ordinaire, n’aimait pas beaucoup ces familiarités qui, dans son idée, ne pouvaient rien annoncer de bon.
Il n’avait point été flatté encore d’entendre qu’on lui disait bonjour, en l’appelant d’un nom qui n’était plus le sien.
— Comment, c’est toi Ribonneau ?
La surprise avait atteint un degré qui voisinait avec la stupéfaction lorsque, s’étant retourné, il avait parfaitement compris que celui qui l’accostait n’était aucunement de ses connaissances.
Ribonnard, dès lors, ne s’était fait, pendant quelques minutes, aucune illusion. Il avait pensé philosophiquement qu’il venait d’être reconnu par un quelconque membre de la police et qu’il avait grande chance d’aller finir sa journée au poste, et plus tard de faire un voyage à quelque colonie pénitentiaire, lorsque celui qui venait de l’accoster, avait ajouté de sa voix la plus cordiale :
— Ah, bien, mon colon, mince un peu de l’occase. Si je m’attendais à te rencontrer. Tu plantes donc tes choux par ici ?
Ribonnard, philosophe, stoïque, s’était borné à répondre, avec ce sens du laconisme qui lui était particulier dans les grandes circonstances :
— Comment donc que tu t’appelles, toi, et d’où que tu me connais ?
Là-dessus, son interlocuteur l’avait lâché, avait levé les bras au ciel en signe d’effarement, puis, d’un seul trait, s’était esclaffé :
Ah ! elle était raide, celle-là ! il ne fallait compter sur rien ! ni que la lune ne se décrocherait pas, ni que le soleil ne tomberait pas dans son assiette. Parbleu. Voilà qu’on ne le reconnaissait pas. Alors, c’était bien la peine d’être d’anciens copains ? des poteaux ? des mecs à la redresse ? des gars de Pantruche ? quoi ! et d’avoir sucé aux mêmes verres et de s’être offert, pendant des mois, des tournées de cornichons chez le père Korn, et des cornets de frites au Marronnier bleu… tout cela pour ne pas se reconnaître, quand le hasard vous flanquait l’un en face de l’autre, à Durban, c’est-à-dire à des mètres et des mètres de Pantruche, dans un sacré patelin de nom de d’là, où pourtant les aminches étaient rares.
Ribonnard avait écouté sans sourciller.
— Évidemment, pensait-il en considérant son interlocuteur, ce gars-là est un frère, qui m’a connu dans le temps jadis, quand j’habitais à la Chapelle. Pourtant, c’est rigolo, je ne me rappelle pas du tout.
Ribonnard qui revenait petit à petit à l’espérance, et commençait à supposer qu’il n’avait peut-être pas affaire à un agent de police, finissait par tâcher de s’éclairer :
— Voyons, interrompait-il, coupant court aux phrases de son loquace interlocuteur, dis-moi donc ton nom et où c’est qu’on s’est connu exactement ?
L’autre répondit sans sourciller :
— Mais je suis Pierre, voyons ? Pierre, dit Gueule-d’Empeigne ? le copain à Paulet, quoi… On s’est connu au Rendez-vous des Aminches ?…
Là-dessus, Ribonnard s’était déridé.
Ça c’était évidemment de la veine de rencontrer au Natal, à Durban, un ancien copain du Rendez-vous des Aminches.
Et, en deux mots, il racontait à ce Gueule-d’Empeigne, dont d’ailleurs il ne se souvenait pas du tout – mais cela n’avait guère d’importance, – l’histoire compliquée qui l’avait amené à venir s’établir au Natal :
— Moi, achevait-il, tu comprends, j’ai d’abord changé de nom, et je m’appelle plus Ribonneau, je m’appelle Ribonnard. Et puis je me fais pas de bile, j’prends du ventre. C’est presque du négoce, je place des diamants. Je suis, comme qui dirait, vois-tu, vendeur et revendeur. Et pour le compte d’un gars qui n’a pas les foies, je te promets, un certain Hans Elders.
C’était sans la moindre méfiance que Ribonnard parlait.
Ah, certes, il eût été plus circonspect, s’il avait pu deviner l’émotion de son interlocuteur, tandis qu’il prononçait le nom de Hans Elders.
Cet interlocuteur était d’ailleurs digne de remarque.
Il était vêtu d’un pantalon de velours qui disparaissait dans de hautes bottes, qu’une ceinture de cuir serrait au ventre, une chemise rouge flottait sur sa poitrine, il avait jeté sur ses épaules une veste de toile dont il n’avait pas enfilé les manches, son chef disparaissait sous un grand chapeau mou marron.
Tenue de pauvre bougre en somme, de pauvre bougre pas bien riche et qui fait un peu tous les métiers, aujourd’hui flânant à Durban, s’employant à des besognes diverses, le lendemain galopant dans le veld, devenu chasseur, ou gardien de troupeaux.
Quel était cet homme ?
« Gueule-d’Empeigne », avait-il dit… Ce sobriquet était curieusement choisi. Il avait au contraire une tête assez fine, des yeux extraordinairement perçants, remuants et bien qu’il portât la quarantaine largement sonnée, il apparaissait dans son costume pittoresque, solidement bâti, un peu trapu, remarquablement vigoureux. Gueule-d’Empeigne ?
Si le Dr Hardrock avait rencontré celui qui s’était choisi ce sobriquet, il aurait peut-être, après quelques hésitations, car évidemment certains traits de sa physionomie avaient été modifiés par un savant camouflage, appelé ce dernier « mon cher confrère », étant donné que Gueule-d’Empeigne n’était autre que Juve.
Juve, après s’être reposé, après avoir longtemps réfléchi, étendu sur le gazon du champ où il s’en était allé méditer, avait arrêté un plan de conduite.
— Ma foi, s’était dit le policier, je suis maintenant mêlé à deux intrigues bien distinctes, et je dois, pour ne point mentir à mes chères habitudes, m’occuper de deux enquêtes à la fois : la première, celle à quoi j’attache le plus d’importance et de beaucoup, doit me faire retrouver Fandor ; la seconde doit m’expliquer un peu ce que Fantômas a fait depuis qu’il s’est échappé la première fois du British Queen, à notre arrivée en vue de l’Afrique du Sud.
Savoir où est Fandor, le rencontrer, ne doit pas être, somme toute, bien difficile, car je ne vois pas pourquoi Fandor se cacherait. En revanche, connaître les agissements de Fantômas doit être plus délicat. Mais procédons par ordre, trouvons Fandor.
Juve, sans hésitation, avait décidé immédiatement d’aller dans ce but, faire un tour dans la pègre.
« Selon, toute vraisemblance, se disait Juve, en effet, Fandor, lorsqu’il s’est échappé de sa caisse, ne devait pas posséder d’argent… S’il n’a pas d’argent il ne fréquente pas les milieux riches, donc, j’ai plus de chances de le rencontrer ou d’entendre parler de lui dans la pègre que n’importe où ailleurs. Pourtant, Winie, cette petite femme dont j’ai fait la connaissance ce matin, m’a dit qu’il avait été reçu en qualité de journaliste par un certain Hans Elders. Cela m’a tout de suite donné à penser, d’ailleurs, que ce Hans Elders pourrait bien être une crapule. Tel que je connais Fandor, s’il a été chez quelqu’un en visite, c’est que ce quelqu’un était intéressant à visiter. Donc si ce soir, en visitant la pègre, je ne découvre rien relativement à Fandor, je m’occuperai d’épier un peu ce qui se passe chez ce Hans Elders que je n’aurai pas de peine à retrouver, puisque Winie m’a dit que c’était son père et que je sais l’adresse de Winie. Par exemple, je ne commettrai pas la gaffe d’aller directement m’informer de Fandor en le demandant à Hans Elders.