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Il le faisait tout le temps. Elle n'était jamais restée dormir chez lui. George avait vigoureusement protesté contre l'idée même qu'une femme se promène toute seule dans la nuit pour rentrer à son hôtel. Il insistait en disant que son devoir était de la raccompagner à son hôtel. Surtout que l'heure était souvent tardive. Lisbeth Salander avait attentivement écouté ses arguments avant de couper court à la discussion avec un simple non. Je vais où je veux quand je veux. End of discussion. Et non, je ne tiens pas à être escortée. La première fois qu'elle s'était rendu compte qu'il la suivait, elle avait été terriblement irritée, puis elle avait compris que cela faisait partie du caractère de George Bland. A présent elle trouvait un certain charme à ses instincts de protection et faisait comme si elle ignorait sa présence derrière elle et qu'il ne retournerait chez lui qu'après l'avoir vue entrer dans l'hôtel.

Elle se demandait ce qu'il ferait si elle était soudain agressée.

Pour sa part, elle avait l'intention de se servir du marteau qu'elle avait acheté à la quincaillerie de MacIntyre et qu'elle gardait dans la poche extérieure de son fourre-tout. Selon Lisbeth Salander, il existait peu de situations de menace auxquelles l'usage d'un bon vieux marteau ne mettrait pas un terme.

Malgré un croissant de lune très brillant, le ciel étincelait d'étoiles. Elle leva les yeux et identifia Régulus de la constellation du Lion. Elle était presque arrivée à l'hôtel quand elle s'arrêta net. Elle venait d'apercevoir une silhouette sur la plage, au bord de l'eau, tout près de l'hôtel. C'était la première fois qu'elle voyait quelqu'un sur la plage après la tombée de la nuit. Une centaine de mètres les séparaient mais Lisbeth put aisément identifier l'individu.

C'était l'honorable Dr Forbes, chambre 32.

Elle s'écarta rapidement de quelques pas et se tapit à la lisière des arbres. Quand elle se retourna pour vérifier, elle constata que George Bland lui aussi s'était planqué. L'homme au bord de l'eau faisait lentement des allers-retours. Il fumait une cigarette. Régulièrement il s'arrêtait et se penchait en avant comme pour examiner le sable. Cette pantomime se poursuivit pendant vingt minutes, puis soudain il fit demi-tour et remonta vers l'entrée de l'hôtel côté plage, où il s'engouffra.

Lisbeth attendit une minute, les sourcils froncés, avant de rejoindre l'endroit où l'homme de la chambre 32 avait marché. Elle décrivit lentement un demi-cercle et observa le sol. Tout ce qu'elle vit était du sable, quelques cailloux et des coquillages. Au bout de deux minutes, elle interrompit son inspection, perplexe, et remonta vers l'hôtel.

Elle sortit sur le balcon de sa chambre, se pencha par-dessus la rambarde et regarda sur le balcon de ses voisins. Tout était calme et tranquille. La dispute de la soirée était apparemment terminée. Un moment plus tard, elle alla chercher son sac, sortit du papier et se roula un joint avec la provision dont George Bland l'avait pourvue. Elle s'assit sur une chaise de balcon et contempla l'eau sombre de la mer des Caraïbes en fumant et en réfléchissant.

Et brusquement elle eut l'impression d'abriter en elle un système d'alerte dont les lampes rouges clignotaient.

2

VENDREDI 17 DÉCEMBRE

NILS ERIK BJURMAN, avocat, cinquante-cinq ans, posa sa tasse de café et contempla la foule qui passait devant le café Hedon sur la place de Stureplan. Ses yeux suivaient le flot des passants sans observer personne en particulier. Il pensait à Lisbeth Salander. Il pensait souvent à Lisbeth Salander.

Penser à elle lui mettait le sang en ébullition.

Il la haïssait avec une intensité maximum dans son registre émotionnel.

Lisbeth Salander l'avait écrasé. Jamais il n'oublierait cet instant. Elle s'était emparée des commandes et l'avait humilié. Elle l'avait maltraité de telle façon que des traces indélébiles subsistaient sur son corps. Plus précisément, cela occupait vingt centimètres carrés sur son ventre juste au-dessus de ses organes sexuels. Elle l'avait enchaîné à son propre lit, l'avait torturé et avait tatoué un message sur le sens duquel personne ne pouvait se méprendre et qu'il serait très difficile d'effacer :

JE suis UN

PORC SADIQUE,

UN SALAUD

ET UN

VIOLEUR.

Que le contenu du message fût parfaitement véridique n'entrait pas en ligne de compte. La haine de Bjurman n'était pas rationnelle.

Lisbeth Salander avait été déclarée juridiquement irresponsable par le tribunal d'instance de Stockholm. Bjurman avait été désigné pour être son tuteur, ce qui la mettait en état de dépendance totale par rapport à lui. La toute première fois qu'il avait rencontré Lisbeth Salander, il avait commencé à fantasmer sur elle. Il ne se l'expliquait pas, mais elle invitait à ce genre de comportement. Il avait profité de sa position pour la violer.

D'UN POINT DE VUE PUREMENT INTELLECTUEL, maître Nils Bjurman savait que l'acte qu'il avait commis n'était socialement ni acceptable ni permis. Il savait qu'il avait mal agi. Il savait aussi que, juridiquement, ses agissements étaient indéfendables et passibles de plusieurs années de prison.

D'un point de vue émotionnel, tout ce savoir intellectuel ne pesait pas lourd. Il ne pouvait que reconnaître la gravité de ses actes et accepter que ce ne soit pas une excuse pour autant. Dès l'instant où il avait rencontré Lisbeth Salander en décembre deux ans auparavant, il avait su qu'elle était son jouet. Les lois, les règles, la morale et la responsabilité n'entraient absolument pas en ligne de compte.

Cette fille était étrange — adulte, mais d'une allure telle qu'on pouvait la prendre pour une mineure. Il avait le contrôle sur sa vie — il pouvait disposer de Lisbeth Salander. C'était impeccable.

Elle était déclarée majeur incapable et sa biographie sous forme de dossiers médicaux la transformait en un être dénué de crédibilité, si jamais l'idée lui venait de protester. Il ne s'agissait pas non plus de viol sur une enfant candide — son dossier établissait qu'elle avait eu un tas d'expériences sexuelles et qu'on pouvait même la considérer comme étant de mœurs dissolues. Le rapport d'un assistant social signalait qu'à l'âge de dix-sept ans, Lisbeth Salander offrait probablement des services sexuels moyennant paiement. A l'origine de ce rapport, la note d'une patrouille de police ayant observé un pervers notoire en compagnie d'une jeune fille sur un banc dans le parc de Tantolunden. La voiture de police s'était arrêtée et les agents avaient contrôlé le couple ; la fille avait refusé de répondre à leurs questions et le type était trop ivre pour donner une explication sensée de ce qu'ils étaient en train de traficoter.

Pour maître Bjurman, la conclusion s'imposait : Lisbeth était une pute de bas étage. Elle était en son pouvoir. Il n'y avait aucun risque. Même si elle protestait auprès de la commission des Tutelles, il pourrait s'appuyer sur sa propre crédibilité et ses mérites pour l'expédier comme menteuse éhontée.