Si la chambre des machines, qui se situait dans ce qu’on pouvait appeler le « présent » par rapport à cette Section de l’Éternité dans laquelle ils se trouvaient maintenant, était claire et en couleurs naturelles, l’autre scène, située, elle, à quelque vingt-cinq siècles dans « l’avenir », baignait dans une sorte d’éclat bleuté propre à toute vision du « futur ».
C’était un port spatial. Un ciel d’un bleu profond, des immeubles tout de métal se dressant sur un terrain bleu-vert. Au premier plan, il y avait un cylindre bleu d’une forme bizarre, avec un renflement à la base, et deux autres semblables dans le fond. La partie supérieure, qui allait en s’effilant, s’enfonçait profondément dans les œuvres vives du vaisseau.
Harlan fronça les sourcils. « Ils ont une drôle d’allure.
— Électro-gravitique, dit Voy. Le 2481e siècle est le seul à utiliser ce principe pour la navigation spatiale. Pas de combustible chimique ou nucléaire. Au point de vue esthétique, la forme en est harmonieuse. Il est regrettable que nous devions introduire ici une modification. Bien regrettable. »
Ses yeux se fixèrent sur Harlan avec une désapprobation visible.
Harlan serra les lèvres. Il était normal que Voy ne soit pas d’accord puisque Harlan était le Technicien.
En fait, un Observateur avait fourni des renseignements détaillés concernant l’usage de la drogue. Un Statisticien avait démontré que les récents Changements de Réalité avaient accru à tel point la consommation des stupéfiants qu’elle atteignait à présent le plus haut niveau jamais enregistré au cours de l’histoire humaine. Un certain Sociologue, probablement Voy lui-même, avait interprété les faits selon le profil psychiatrique d’une société. Finalement, un Calculateur avait établi le Changement de Réalité nécessaire pour ramener le taux de toxicomanie à un niveau raisonnable et il avait découvert, comme effet concomitant, que cela affecterait le système de propulsion spatiale électro-gravitique. Une douzaine, une centaine d’hommes appartenant à tous les échelons du Corps des Éternels avaient participé au projet.
Mais c’était à présent à un Technicien comme lui d’intervenir. Se conformant aux données que tous les autres avaient réunies pour lui, ce devait être à lui de déclencher le Changement de Réalité. Et tous les autres le regarderaient dès lors avec une désapprobation hautaine. Leurs regards voudraient dire : « C’est vous, non pas nous, qui avez détruit cette chose magnifique. »
Et pour cela, ils le condamneraient et l’éviteraient. Ils reporteraient leurs propres fautes sur ses épaules et le mépriseraient.
Harlan dit d’un ton dur : « Ce ne sont pas les vaisseaux qui comptent. Ce qui nous intéresse, ce sont ces choses-là. »
Ces « choses » étaient des êtres humains qui paraissaient des nains à côté du vaisseau spatial, de même que la Terre et la Société Terrestre semblent bien petites à l’échelle du vol spatial.
On aurait dit de petits pantins disposés en groupes. Leurs bras et leurs jambes minuscules étaient dressés dans des positions qui semblaient artificielles, figés dans un instant du Temps.
Voy haussa les épaules.
Harlan était en train de régler le petit générateur de champ fixé à son poignet gauche. « Faisons d’abord ce travail.
— Une minute. Je désire entrer en contact avec le Bioprogrammateur pour savoir combien de temps il devra vous consacrer. Je veux que ce travail soit fait, lui aussi. »
Il manipula habilement un petit curseur mobile et il écouta d’une oreille exercée le cliquetis significatif qui en résulta. (Une autre caractéristique de cette Section de l’Éternité, pensa Harlan, les codes sonores non verbaux. C’était astucieux, mais d’un raffinement inutile, comme les couches moléculaires.)
« Il dit que cela ne prendra pas plus de trois heures », dit enfin Voy. Soit dit en passant, il est vivement intrigué par le nom de la personne en cause : Noÿs Lambent. « C’est une femme, n’est-ce pas ? »
Harlan se sentit soudain la gorge sèche. « Oui. »
Les lèvres de Voy s’incurvèrent en un lent sourire. « Intéressant. J’aimerais la rencontrer, sans qu’elle me voie. Nous n’avons pas eu de femme dans cette Section depuis des mois. »
Harlan ne se sentit pas assez maître de lui pour répondre. Il regarda fixement le Sociologue, puis se détourna brusquement.
S’il y avait un point faible dans l’Éternité, il concernait les femmes. Il s’en était rendu compte sans erreur possible presque depuis ses débuts dans l’Éternité, mais il n’en avait fait l’expérience personnelle que le jour où il avait rencontré Noÿs pour la première fois. Tout avait été facile jusque-là, mais depuis lors il avait trahi le serment qu’il avait prêté en tant qu’Éternel et tout ce à quoi il avait cru.
Pourquoi ?
Pour Noÿs.
Et il n’éprouvait aucun remords. C’était justement cela qui le mettait mal à l’aise. Il n’avait pas honte. Il ne se sentait nullement coupable devant les crimes de plus en plus graves qu’il avait commis, parmi lesquels le dernier en date, la modification d’un Bio-diagramme confidentiel dans un sens non conforme à l’éthique professionnelle, prenait presque figure de simple infraction sans gravité.
Il irait jusqu’au bout et ne reculerait devant rien.
Pour la première fois, cette idée s’imposa clairement à lui. Et bien qu’il la repoussât avec horreur, il savait que, étant venue une fois, elle reviendrait…
Il était simplement conscient d’une chose : c’est qu’il ruinerait l’Éternité s’il le fallait.
Le pire, c’est qu’il savait qu’il avait le pouvoir de le faire.
2
L’OBSERVATEUR
Harlan se tenait sur le seuil au-delà duquel commençait le Temps et pensait à lui-même selon de nouveaux critères. Il existait des choses comme les idéaux, ou du moins les mots clefs, grâce auxquels et pour lesquels on vivait. Chaque période de la vie d’un Éternel avait sa raison d’être. Comment commençaient les « Principes de Bases » ?
« La vie d’un Éternel peut être divisée en quatre parties… »
Tout cela marchait parfaitement et pourtant tout avait changé pour lui, irrémédiablement.
Pourtant, il avait été fidèle à sa mission tout au long des quatre époques qui constituaient la vie d’un Éternel. Il y avait eu d’abord les quinze années durant lesquelles il n’était pas un Éternel, mais seulement un être temporel. Seul un être humain arraché au Temps, un Temporel, pouvait devenir un Éternel ; personne ne pouvait bénéficier de cette prérogative dès sa naissance.
À l’âge de quinze ans, il avait été choisi par un processus rigoureux d’élimination et de sélection dont il ignorait à l’époque sur quels critères il était fondé. Il franchit le Saint des Saints et accéda à l’Éternité après un dernier et bouleversant adieu à sa famille. (Même alors il eut parfaitement conscience que, quoi qu’il arrive, il ne reviendrait jamais. Il ne devait apprendre la vraie raison de cela que longtemps après.)
Une fois admis dans l’Éternité, il passa dix ans dans une école comme Novice, puis passa ses examens pour entrer dans sa troisième période, celle d’Observateur. Ce ne fut qu’après cela qu’il devint un Spécialiste et un véritable Éternel. La quatrième et dernière partie de la vie de l’Éternel : Temporel, Novice, Observateur et Spécialiste.
Lui, Harlan, s’en était fort bien tiré. Il pouvait même dire brillamment.
Il se rappelait avec une parfaite netteté le moment où son noviciat prit fin, celui où il devint membre à part entière de l’Éternité et, bien que non-Spécialiste, il avait déjà droit au titre d’« Éternel ».
Il n’avait pas oublié. L’école achevée, le noviciat terminé, il était debout avec les cinq autres qui complétaient leur entraînement avec lui, les mains derrière le dos, les jambes légèrement écartées, regardant droit devant eux, attentifs.