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L’Éducateur Yarrow était derrière son bureau et leur parlait. Harlan se souvenait très bien de lui : c’était un homme de petite taille, vif, avec des cheveux roux en désordre et quelque chose d’un peu perdu dans le regard. (Il n’était pas rare de voir cette expression désemparée dans les yeux d’un Éternel – plus de foyer, plus d’attaches, le regret obsédant, inavoué et inavouable du seul siècle auquel il ne pourrait jamais revenir.)

Harlan ne se rappelait pas des paroles exactes de Yarrow, bien sûr, mais le sens de son discours était resté très clair dans son esprit.

Yarrow avait dit en substance : « Vous allez être des Observateurs désormais. Ce n’est pas une position très considérée. Les Spécialistes regardent ce travail comme celui d’un enfant. Peut-être vous, qui êtes des Éternels (il fit une pause délibérée après ce mot pour que chacun puisse se redresser et s’enorgueillir qu’un tel honneur lui fût échu), vous pensez de même. Sinon, vous êtes des fous qui ne méritent pas d’être des Observateurs. Les Calculateurs n’auraient aucun calcul à faire, les Bio-programmateurs aucun relevé biologique à effectuer, les Sociologues aucune société à mettre en diagrammes ; aucun des Spécialistes n’aurait quelque chose à faire s’il n’y avait l’Observateur. Je sais qu’on vous l’a déjà dit, mais je veux qu’il n’y ait aucun doute en votre esprit.

« C’est vous, les jeunes, qui retournerez dans le Temps, dans des conditions particulièrement difficiles, pour rapporter des faits. Des faits froids, objectifs, que ne coloreront ni vos opinions ni vos préférences, comprenez-vous ? Des faits suffisamment précis pour être introduits dans des machines à calculer. Des faits assez définis pour mettre sur pied les équations sociologiques. Des faits d’une rigueur telle qu’ils puissent servir de base à des Changements de Réalité.

« Et n’oubliez pas ceci. Votre période au titre d’Observateur n’est pas quelque chose qu’on traverse aussi rapidement et avec autant de facilité que possible. C’est en tant qu’Observateur que vous ferez vos preuves. Ce n’est pas ce que vous avez fait à l’école, mais ce que vous ferez en tant qu’Observateur qui déterminera votre Spécialité et le niveau que vous y atteindrez. Cela va être votre cours de formation supérieure, Éternels, et un échec, même un petit échec, vous maintiendra en Instance, quelque brillantes que paraissent maintenant vos possibilités. C’est tout. »

Il serra la main de chacun d’entre eux, et Harlan était plein de gravité, de fierté et de la volonté de se consacrer à sa tâche, persuadé que, parmi les privilèges qui s’attachaient à la condition d’Éternel, le plus grand résidait dans le fait qu’il allait être à présent responsable du bonheur de tous les êtres humains qui étaient ou qui seraient jamais dans la dépendance de l’Éternité. Il était pénétré d’une sorte de crainte respectueuse devant ses nouveaux pouvoirs.

Ses premières missions furent peu importantes et sous le contrôle étroit de ses supérieurs, mais ses talents s’affirmèrent grâce à l’expérience acquise au cours d’une douzaine de Changements de Réalité effectués dans autant de siècles.

Dans sa cinquième année d’Observateur, il fut promu Agent en titre en cours de mission et affecté au 482e siècle. Pour la première fois, il travaillerait sans surveillance et la connaissance de ce fait lui enleva quelque peu de son assurance quand il vint faire son premier rapport au Calculateur chargé de la Section.

C’était le Calculateur en Second Hobbe Finge, dont les lèvres pincées dans une expression de méfiance et l’air renfrogné semblaient ridicules dans un visage tel que le sien. Il avait un bouton rond pour nez, deux boutons plus larges pour joues. Il ne lui manquait qu’une touche de rouge et une frange de cheveux blancs pour être transformé en l’image du Mythe Primitif de saint Nicolas.

Ou du Père Noël ou de Kriss Kringle. Harlan connaissait ces trois noms. Il doutait qu’un seul Éternel sur cent mille eût jamais entendu parler d’eux. Harlan prenait un plaisir secret et un peu honteux à la connaissance de ce genre d’arcanes. Dès ses premiers jours à l’école, il avait enfourché le dada de l’Histoire Primitive et l’éducateur Yarrow l’avait encouragé. Harlan était devenu réellement friand de ces siècles étranges et pervertis qui s’étendaient non seulement avant le début de l’Éternité au 27e siècle, mais avant même l’invention du Champ Temporel lui-même, au 24e. Il avait utilisé de vieux livres et des périodiques dans ses études. Il voyagea même très loin en arrière vers les premiers siècles de l’Éternité, quand il put en obtenir l’autorisation, pour consulter de meilleures sources. Pendant plus de quinze ans, il s’était arrangé pour rassembler une remarquable bibliothèque, presque toute imprimée sur papier. Il y avait un volume écrit par un homme appelé H.G. Wells, un autre par un homme appelé W. Shakespeare, quelques manuels d’histoire en lambeaux. Par-dessus tout, il y avait surtout la collection complète d’un hebdomadaire reliée en volumes qui prenait une place considérable, mais que, par sentiment, il ne pouvait se résoudre à microfilmer.

Parfois, il se perdait dans un monde où la vie était la vie, et la mort la mort ; où on prenait des décisions irrévocables ; où le mal ne pouvait être empêché, ni le bien encouragé, et où la bataille de Waterloo, une fois perdue, était réellement perdue pour de bon. Il y avait même un fragment de poésie qu’il gardait comme un trésor, où on montrait qu’un doigt mouvant ayant écrit une fois ne pouvait jamais être ramené à effacer.

Et il était difficile ensuite – on en éprouvait presque un choc – de réadapter son esprit à l’Éternité et à un univers dans lequel la Réalité était quelque chose de fluctuant et d’évanescent, quelque chose que des hommes comme lui pouvaient tenir dans la paume de leurs mains et remodeler selon un meilleur schéma.

L’image de saint Nicolas s’effaça quand Hobbe Finge lui parla sans ambages et entra dans le vif du sujet. « Vous pouvez commencer dès demain par un travail de routine : l’examen méthodique du niveau de Réalité qui vous a été assigné. Je veux un rapport bien fait, consciencieux et exact. Aucune négligence ne sera admise. Votre premier diagramme spatio-temporel sera prêt pour vous demain matin. Compris ?

— Oui, Calculateur », dit Harlan. Il décida dès cet instant que lui et le Calculateur en Second Hobbe Finge ne s’entendraient pas et il le regretta.

Le lendemain matin, Harlan reçut son diagramme sous forme de cartes perforées fort complexes éjectées par le Computaplex. Il utilisa un décodeur de poche pour le traduire en Intertemporel Standard tant il était désireux de ne pas faire la moindre faute dès le début. Bien entendu, il avait atteint le stade où il pouvait lire les perforations directement.

Le diagramme lui disait où et quand il pouvait aller dans le monde du 482e siècle et où et quand il ne pouvait pas ; ce qu’il pouvait faire et ce qu’il ne pouvait pas faire ; ce qu’il devait éviter à tout prix. Il ne devait intervenir qu’aux lieux et aux époques où sa présence ne constituait pas un danger pour la Réalité.

Il n’allait pas se sentir très à l’aise au 482e siècle. Ce n’était pas comme son propre temps d’origine, austère et conformiste. C’était une époque sans éthique ni principes, selon l’idée qu’il se faisait des siècles possédant une culture analogue. Elle était hédoniste, matérialiste et matriarcale. C’était la seule époque (il le vérifia dans la documentation après des recherches approfondies) pratiquant l’ectogenèse sur une vaste échelle, à tel point que 40 % des femmes donnaient naissance à des enfants par la seule introduction d’un ovule fertilisé dans l’ovaire. Les mariages se faisaient et se défaisaient par consentement mutuel et ils n’avaient d’autre valeur juridique que celle d’un accord personnel sans force contraignante. L’union contractée dans le but de procréer n’avait évidemment rien à voir avec les fonctions sociales du mariage et il reposait sur des critères purement eugéniques.