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De nouveau, Harlan fut troublé. Comme elle s’arrangeait pour que les choses concordent !

Noÿs continua : « J’aurais été encore plus alarmée si j’avais réalisé pleinement la signification de cette altération. Si vous étiez venu seul, vous m’auriez remmenée au Primitif comme vous l’avez fait. Alors, pour l’amour de l’Humanité, pour l’amour de moi, vous auriez laissé Cooper sans y toucher. Votre cercle aurait été brisé, l’Éternité finie et nous serions restés ensemble ici, en préservant nos vies. Mais vous êtes venu avec Twissell, une variation de hasard. En venant, il vous fit part de ses réflexions sur les Siècles Cachés, et à partir de là, de déduction en déduction, vous en vîntes à mettre en doute ma bonne foi. Cela se termina avec un fulgurant entre nous… Voilà Andrew, voilà toute l’histoire. Vous pouvez tirer. Il n’y a rien pour vous arrêter. » La main d’Harlan lui faisait mal à force d’être crispée sur le fulgurant. Avec une impression de vertige, il le fit passer dans l’autre main. N’y avait-il pas de faille dans son histoire ? N’aurait-il pas dû être fortifié dans sa résolution depuis qu’il savait avec certitude qu’elle était une créature des Siècles Cachés ? Plus que jamais il se sentait déchiré par un conflit intérieur et l’aube approchait.

Il dit : « Pourquoi deux interventions sont-elles nécessaires pour mettre fin à l’Éternité ? Pourquoi n’a-t-elle pu s’arrêter une fois pour toutes quand j’ai renvoyé Cooper au 20e siècle ? Tout serait terminé à présent et il n’y aurait pas eu cette incertitude torturante.

— Parce que, répondit Noÿs, il ne suffit pas d’en finir avec cette Éternité. Nous devons nous efforcer, autant que faire se peut, de réduire la probabilité d’existence de toute autre forme d’Éternité et de la faire tendre vers zéro. Ainsi, il y a une chose que nous devons faire ici, dans le Primitif, un petit Changement. Une petite chose. Vous savez ce que c’est qu’un Changement Minimal Nécessaire. Il s’agit seulement d’une lettre destinée à une péninsule appelée Italie, ici, au 20e siècle. Nous sommes maintenant en 1932. Dans quelques années, pourvu que j’envoie cette lettre, un homme d’Italie commencera à expérimenter le bombardement neutronique de l’uranium. »

Un sentiment d’horreur envahit Harlan. « Vous voulez altérer l’Histoire Primitive ?

— Oui. C’est notre intention. Dans la nouvelle Réalité, la Réalité finale, la première explosion nucléaire aura lieu non pas au 30e siècle, mais en 1945.

— Mais connaissez-vous le danger ? Pouvez-vous seulement l’évaluer ?

— Nous connaissons le danger. Nous avons vu l’éventail de Réalités qui en découlent. Il y a une probabilité, non une certitude bien sûr, pour que la Terre finisse avec une écorce en grande partie radioactive. Mais avant d’en arriver là…

— Vous voulez dire qu’il peut y avoir un phénomène de compensation ?

— Un Empire Galactique. Une intensification réelle de l’État de Base.

— Pourtant, vous accusez les Éternels d’intervenir…

— Nous les accusons d’intervenir maintes fois pour maintenir l’Humanité tranquillement entre ses quatre murs, en prison. Nous intervenons une fois, une seule, pour l’aiguiller prématurément vers la physique nucléaire afin quelle ne puisse jamais, au grand jamais, établir l’Éternité.

— Non, dit Harlan avec désespoir. Il doit y avoir une Éternité.

— Si vous le voulez. C’est à vous de choisir. Si vous désirez voir des psychopathes dicter l’avenir de l’homme…

— Des psychopathes, explosa Harlan.

— Ce n’en est pas ? Vous en êtes sûr ? Réfléchissez bien ! » Harlan la regarda avec une horreur outragée. Pourtant il ne put s’empêcher de penser. Il pensa aux Novices apprenant la vérité sur la Réalité et au Novice Latourette qui essayait de se tuer. Latourette avait survécu pour devenir un Éternel dont la personnalité profonde portait quelles cicatrices, personne n’aurait pu le dire, et qui pourtant intervenait dans les décisions prises au sujet des Réalités alternées.

Il songea au système de castes prévalant dans l’Éternité, à la vie anormale qui transformait les sentiments de culpabilité en colère et en haine contre les Techniciens. Il songea aux Calculateurs se battant contre eux-mêmes, à Finge intriguant contre Twissell et à Twissell espionnant Finge. Il pensa à Sennor combattant sa tête chauve en combattant tous les Éternels.

Il pensa à lui-même.

Puis il pensa à Twissell, au grand Twissell qui transgressait aussi les lois de l’Éternité.

C’était comme s’il avait toujours su que l’Éternité était tout cela. Sinon pourquoi aurait-il été si désireux de la détruire ? Pourtant il ne l’avait jamais admis pleinement ; il n’avait jamais regardé les choses en face comme il le faisait à présent, en cet instant décisif.

Et l’Éternité lui apparut avec une aveuglante certitude comme un dépotoir de psychoses qui allaient s’aggravant, un enfer grimaçant de motivations anormales, une masse de vies désespérées arrachées à leur contexte. En plein désarroi, il regarda Noÿs.

Elle dit doucement : « Vous comprenez ? Venez avec moi à l’entrée de la grotte, Andrew. »

Il la suivit, hypnotisé, presque effrayé de voir qu’il s’était produit en lui un revirement aussi complet. Son fulgurant s’écarta pour la première fois de la ligne qui le reliait au cœur de Noÿs.

Les pâles raies de l’aube tachaient de gris le ciel et la masse imposante de la cabine, située juste à l’entrée de la grotte, formait une ombre menaçante dans la clarté fragile. Sa silhouette était estompée et comme brouillée par la pellicule protectrice qui l’entourait.

Noÿs dit : « Voici la Terre. Non l’éternelle et seule demeure de l’Humanité, mais seulement le point de départ d’une aventure infinie. Tout ce qu’il vous reste à faire, c’est de prendre la décision. C’est à vous de décider. Vous et moi et tout ce que contient cette grotte, nous serons protégés contre le Changement par un champ de physio-temps. Cooper disparaîtra avec sa petite annonce. L’Éternité cessera d’exister avec la Réalité de mon siècle, mais nous, nous resterons pour avoir des enfants et des petits-enfants et l’Humanité restera pour atteindre les étoiles. »

Il tourna la tête pour la regarder et elle lui souriait. C’était Noÿs telle qu’elle avait été et son cœur à lui battait comme il l’avait toujours fait.

Il ne se rendit même pas compte qu’il avait pris sa décision jusqu’à l’instant où la grisaille envahit soudain tout l’horizon tandis que la sphère de la cabine cessait de se découper sur le ciel.

Avec cette disparition – il le sut tandis que Noÿs tombait lentement dans ses bras – venait la fin, la fin définitive de l’Éternité.

Et le début de l’Infinité.

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