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— Tu vas le prendre en filature. Du doigté, c’est un gars du mitan et il n’est pas tombé de la dernière pluie de roses.

— Tu sais à qui que tu causes, j’espère ? se rebiffe le Gravos.

Il vide son godet, écarte le patron qui s’escrime à refixer son bec-de-cane et sort dignement. Je le vois qui reprend sa place au volant de la vieille Citron.

Alfredo débouche sur l’avenue et va droit à une 203 arrêtée sous un arbre. Les deux bagnoles démarrent à deux dixièmes de seconde d’intervalle.

Voilà, c’est paré de ce côté-ci. À San-Antonio de rejouer !

En me voyant surgir, la môme Danièle à un haut-le-corps et retient in extremis un cri de frayeur. On dirait qu’elle se trouve naze à naze avec un fantôme.

Je lui décoche un merveilleux sourire très soigné, avec vue sur les prémolaires ; et en même temps, car je suis le genre d’homme tout à fait capable d’exécuter deux choses à la fois (beaucoup de dames vous le certifieront pour peu que vous leur en fassiez la demande en joignant un timbre pour la réponse) en même temps, répété-je, je lui ajuste mon clin d’œil meurtrier pour jour férié et fêtes nationales.

— Pourrais-je parler à M. Bergeron ?

— De la part de qui ?

Du coup c’est elle qui se retient de rire.

— Police.

Ce disant, je l’interroge d’un hochement de tronche. Mon signe signifie « Ma fuite précipitée a-t-elle eu des conséquences ? » La fillette secoue la tête négativement. Ouf !

— Je vous annonce.

Elle va chuchoter dans le bureau voisin. Ça dure le temps de compter jusqu’à treize et demi, ensuite de quoi la jouvencelle binoclée me prie d’entrer.

Il a posé son bada et son lardeuss, Bergeron. Assis devant un dossier, il ressemble à un sénateur américain. Il frise la cinquantaine, sans la boucler. Cheveux argentés, mains manucurées, costar à rayures, chemise blanche, cravate de soie noire, vous mordez le topo ? La perlouse piquée dans sa bavette, croyez-moi, il l’a pas trouvée en bouffant des moules-poulette dans un snack !

Il se lève en me regardant : me regarde en s’inclinant ; s’incline en me tendant la main ; et me tend la main en me demandant ce que je désire.

Je lui révèle alors : mon nom, ma qualité et le but de ma visite (laquelle mène à la marque par deux buts à zéro).

— Monsieur Bergeron, fais-je, en déposant dans un fauteuil nickelé une bonne partie antérieure de moi-même, monsieur Bergeron, vous avez, je suppose, lu les journaux de ce matin ?

— J’en ai en tout cas lu un, admet mon vis-à-vis en poussant vers moi un coffret à cigares empli de cigarettes.

Je biche une cibiche. Il me présente la flamme de son briquet que je ne connaissais pas et poursuit :

— Je crois deviner l’objet précis de votre visite, monsieur le commissaire. Le fameux sadique s’étant manifesté encore, la police en a conclu que mon pauvre Boilevent était innocent ?

— Innocent est vite dit, rectifié-je. Lorsqu’il a été abattu par un de mes hommes qui a, je l’admets, la détente un peu rapide, il était bel et bien en train d’étrangler une prostituée.

— Ce qui est proprement effarant lorsqu’on connaissait Boilevent.

— Pourquoi ?

— Ce garçon était calme, lucide. Il n’avait rien d’un obsédé sexuel ou d’un maniaque.

— Comment expliquez-vous son acte ?

— Je ne l’explique pas.

Sa voix s’est brusquement durcie. Sa mâchoire se crispe et son regard clair a une lueur hostile. Visiblement il en veut à la police.

— Pourtant les faits sont là, insisté-je. Votre associé assassinait une péripatéticienne. Selon vous, fréquentait-il ce genre de heu… personnes ?

— Sûrement pas.

— Vous connaissiez sa vie privée ?

Bergeron hausse les épaules et écrase sa cigarette à peine entamée dans un cendrier en cristal.

— Il ne songeait qu’au travail. Ce garçon était parti de zéro et il était très ambitieux.

— Vous étiez associés depuis longtemps ?

— Quelques années. J’ai un cabinet d’affaires rue de la Bourse, c’est à moi qu’il s’est adressé pour la constitution de sa société.

Il m’a plu, je l’ai conseillé, puis aidé, et enfin je me suis associé avec lui.

— Il vivait seul ?

— Oui. Oh ! de temps à autre il avait une petite amie dans sa voiture, mais jamais rien de très sérieux. Le travail, vous dis-je.

— Vous avez repris l’affaire entièrement ?

— Pour l’instant je la dirige tant bien que mal, sur sa lancée. Mais il va falloir trouver une solution, j’ai d’autres occupations plus impérieuses, comprenez-vous ? Et puis l’industrie n’est pas ma partie.

— Qui hérite de Boilevent ?

— Il avait une sœur dans le Midi. Elle est mariée à un employé de gare, je me suis mis en rapport avec elle par l’entremise de mon notaire.

Il se tait et attend que je parle ou que je parte.

— Eh bien, ce sera tout pour l’instant, monsieur Bergeron. Me permettez-vous de visiter l’atelier ?

— Je vous en prie. Je vais vous accompagner bien que je ne sois pas un guide très documenté.

— Ne vous dérangez pas. Les flics, vous le savez, adorent musarder à leur guise. Il ne me reste plus qu’à vous demander votre adresse personnelle pour le cas où…

Il joint ses doigts et murmure :

— Pour le cas où…, monsieur le commissaire ?

J’ai un petit flottement, puis je déclare en riant.

— Pour le cas où… monsieur Bergeron, tout simplement.

— Je demeure boulevard Berthier, 114.

— Merci.

Pourquoi ai-je le sentiment confus qu’une sorte de rupture vient de s’opérer ? Nous nous serrons la pogne comme deux boxeurs avant le combat.

— À bientôt ! lancé-je.

Un nouveau clin d’œil à la petite Danièle. Elle a préparé ma sortie et a refait son plein de rouge-baiser. Elle se tient un peu en biais sur sa chaise pivotante afin de me montrer ses jambes croisées. Franchement, messeigneurs, c’est du sérieux. Elle n’a pas besoin de se mettre de l’antigel dans les guiboles, leur rondeur n’est pas due à l’hypocrisie. Elle a gentiment arrangé la dentelle bleue de sa combinaison de manière qu’elle dépasse un peu la jupe et me porte au rêve.

J’articule à vide :

— À ce soir.

Elle dit « oui » avec ses seins et je la quitte très provisoirement pour la visite des ateliers.

Ils sont une douzaine à marner dans une odeur de ferraille et d’huile chaude. Ma venue fait lever les têtes. Il y a des vieux chpountz à des établis, des plus jeunes à des tours et trois jeunes filles qui jacassent dans le brouhaha en triant des pièces chromées.

Un type en salopette brune avec soixante-quatre pointes Bic dans la poche supérieure et l’air autoritaire du quidam qu’on paie pour en avoir (de l’autorité) fonce sur moi comme une fusée de Cap Kennedy destinée à la Lune fond en direction du Soleil.

— Vous désirez, monsieur ?

— Je suis un ami de M. Bergeron. Je visite les lieux.

Dans sa petite tête de contremaître, il se dit que je suis peut-être le prochain patron et le voilà qui se met en huit pour me faire inspecter son antre.

J’écoute son blabla sans y rien piger. Moi, la mécanique, c’est comme le sanscrit : j’y entrave que pouic.

— Ici le polissage. Là les roulements à bille incorporés avec potentiel insurmontable et graticule sous-cutanée…

Il poursuit ses explications détaillées, techniques et plus rasoirs que toute la maison Sunbeam.

Je me farcis le prospectus pendant une demi-heure d’horloge en ayant l’air de me passionner pour la fixation Boilevent. Et je me sauve au moment où le contremaître prétend me faire visiter l’atelier de chromage.