— Votre paratonnerre. Vous l’utilisez pour déverser sur le papier votre trop-plein de souffrance.
— Exactement. Mon… paratonnerre… Très jolie comparaison. Mais je vous rassure, mon quotidien n’a rien d’épouvantable ! J’ai une femme que j’aime, un enfant en bonne santé, et je ne suis absolument pas attiré par le morbide !
— Ou si peu ! plaisanta son interlocuteur.
David se fendit d’un sourire, tout en caressant tranquillement la petite cicatrice en forme de boomerang, accrochée à son arcade sourcilière droite.
— Désirez-vous boire quelque chose ? lui proposa Doffre.
— C’est que… je suis un peu pressé. J’ai beaucoup de travail. Mais peut-être pourrions-nous nous revoir ?
Doffre s’empara d’un jus d’abricot dans le minibar.
— J’ai un rêve, David. Un rêve qui me suit depuis plus de vingt-cinq ans… Et je crois que vous pouvez enfin le réaliser…
— Je ne vous comprends pas.
— Je veux marcher à nouveau. Il me reste mon bras gauche et, comble de malchance, j’étais droitier. Je veux retrouver l’usage de ce membre disparu, de mes jambes, qui ne me transmettent plus que des sensations fugitives et désagréables quand le kiné me les torture avec ses appareils. Je voudrais courir, sauter, faire l’amour. Et tout l’argent du monde, les voyages, les voitures, les maisons que je possède ne pourront malheureusement jamais exaucer ce souhait. Mais vous, vous avez ce pouvoir…
— Je ne crois pas que…
Le vieil homme se recroquevilla légèrement, l’air nostalgique.
— Je suis comme Tantale. Je voudrais boire l’eau qui m’entoure, mais elle se retire dès que je me penche. Tout ce luxe qui m’environne n’est pour moi qu’imagination et supplice. La lecture, elle, reste ma seule réalité. Je la sens, je la palpe, je la renifle. Les mots glissent sur mon palais, me retournent le cerveau, semblables aux drogues les plus puissantes.
Il marqua une pause, avant de fixer David.
— Écrivez pour moi ! Donnez-moi un rôle dans votre roman, faites-moi revivre au travers de vos métaphores ! Je vous paierai plus que vous ne pourriez le souhaiter pour chaque journée de travail. Je connais du monde. Je pourrai vous épauler, vous aider à percer. Je vous offrirai le moyen de choisir enfin votre vrai métier !
Il posa sa main tiède sur celle de David, ses doigts tremblaient. … De l’émotion éruptive.
— C’est que… balbutia David. Ouah !
Il secoua la tête, comme s’il venait de recevoir une claque.
— C’est si… inattendu ! Mais… pourquoi moi ? Je veux dire… Pourquoi ne pas vous offrir un nègre ou un écrivain plus réputé ?
De sa main valide, Doffre écarta les pans de son manteau, dévoilant ses jambes d’une extrême maigreur.
— Encore une fois, regardez-moi attentivement. Les trois quarts de ce corps ont passé l’arme à gauche. Je suis cette frontière que vous décrivez si bien dans vos livres. Je suis mort et, en même temps, vivant. Votre roman est venu jusqu’à moi, il ne peut s’agir d’un hasard. Je vous veux, vous, et personne d’autre. Un spécialiste de la mort, un thanatopracteur-écrivain. Vos mots sont le reflet de ma propre histoire. Je sais que vous ferez les choses bien…
David respira le compliment à pleins poumons. Cet homme enfermé dans la prison de sa charpente délabrée, aux traits mornes, malheureux, lui parlait comme le faisaient toutes ces familles endeuillées. « Je sais que vous ferez les choses bien… »
— Je… Que dire ? Je dois en parler à ma femme, d’abord, puis… C’est tellement fou !
Déjà, David sentait l’excitation le gagner, lui qui, chaque jour, ne laissait paraître qu’une face monolithique, lui qui encaissait, qui prenait sur sa personne, sans jamais se relâcher, même avec sa famille, sauf quand… oui, quand il se mettait derrière son ordinateur pour écrire. Le paratonnerre… Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas tenter ? Essayer, au moins ? Être payé pour écrire… Oui, ça ne lui coûterait rien, absolument rien. Bien au contraire.
— Co… Comment procéderait-on ? Je veux dire, si on concluait un accord… Le thème, les lieux, l’époque… C’est vous qui choisissez, et moi j’écris ? Combien de pages ? Roman policier ? Thriller ? Je ne sais pas si…
Doffre tempéra de la main.
— Pas si vite, pas si vite ! Évidemment, j’ai certaines idées. Mais… prenez ceci. Vous verrez, j’y ai glissé quelques clichés de notre lieu de retraite, ainsi qu’une première indemnisation…
— Notre lieu de retraite ? répéta David en s’emparant de l’enveloppe que lui tendait Doffre.
— On ne forge pas dans une cordonnerie. Disons que je vous offre un décor d’ambiance, celui qui stimulera au mieux votre imagination, selon mes souhaits. Je veux obtenir le meilleur de vous. Pour notre bien, à tous les deux. Par ailleurs, vous le verrez, ce chalet est très agréable. Et la nature environnante, absolument magnifique.
David essayait de garder la tête froide tandis que Doffre continuait :
— De toute façon, ne vous inquiétez pas. Si finalement vous refusez, vous conserverez tout simplement l’argent et n’entendrez plus jamais parler de moi… Mais, de tout cœur, j’espère pouvoir vous séduire.
David voulut ouvrir l’enveloppe, mais Doffre l’en empêcha d’un geste de la main.
— Venez ce soir, vers dix-sept heures, à l’hôtel Saint-Pierre, à Vincennes. Christian, mon chauffeur, vous y remettra mes instructions pour le livre et il vous expliquera la manière dont notre séjour va se dérouler. Si vous êtes partant, je m’occuperai de tout, vous serez mes hôtes. Vous n’aurez pas à vous soucier de la logistique. Vous penserez seulement à prendre quelques vêtements chauds : blousons, pulls, après-ski. Là où nous allons, il peut faire très froid. Nous partirons dans quatre jours, le premier février, pour une durée d’un mois.
— Quoi ? Quatre jours ? Et… Un mois, vous dites ? Ma femme et ma fille m’accompagneraient ? Mais… Quitter la maison un mois complet ? Avec mon job, mes chats ? Non, mais… attendez !
Doffre but une gorgée de jus d’abricot, avant de répliquer :
— Je sais, je sais, c’est très abrupt. Mais… Pourquoi attendre plus longtemps ? Attendre, c’est perdre du temps et de l’argent. Et puis, votre « job » va vite devenir très secondaire, avec ce que je vais vous proposer.
David palpait sa cicatrice plus nerveusement.
— On doit pouvoir s’arranger différemment ! Je pourrais tout aussi bien travailler chez moi !
— Ecoutez David, ne vous inquiétez pas, prenez ce séjour comme des vacances. Est-ce si compliqué ? Je vous veux simplement à mes côtés, afin de pouvoir suivre vos écrits, réagir, bondir chaque jour. Vibrer sous votre plume, dans un endroit tranquille. Vous savez, je vous paierai grassement pour ce petit sacrifice, si tant est que l’on puisse parler de sacrifice. Et, dès notre retour, je ferai ce qu’il faut pour vous. Il suffit que votre roman soit bon, mais ça, je n’en doute pas. Alors, ne manquez pas cette chance.
— Mais… Un livre, ça se prépare ! Il faut de la documentation, un plan, des idées précises ! Départ dans quatre jours ? Je ne pourrai jamais m’organiser !
— Quel que soit votre choix, je le respecterai. Mais essayez d’être raisonnable. Je vous offre une occasion qui ne se refuse pas : l’argent, et donc le temps pour écrire sans contraintes… Allez, je vous laisse partir. Venez ce soir à dix-sept heures.
Alors que David descendait de la voiture, Doffre l’interpella une dernière fois.
— Quant aux idées, je les ai déjà. Je sais que les énigmes scientifiques vous passionnent, alors notre séjour tournera autour du mystère des nombres. Parce que, comme vous le savez, toutes les vérités se cachent au cœur des chiffres…
La voiture démarra lentement, avant de se fondre dans le brouillard.
Un mirage… Rien d’autre qu’un mirage. Ce vieillard, aux yeux de lignite. La rigidité de son corps. Les muscles atrophiés de ses jambes. Sa main droite luisant sous la lumière du plafonnier. Arthur Doffre…