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« A présent, se défaire des deux autres clients. Gisèle… »

Gisèle avait élu domicile dans le second laboratoire de Roc Éclair. Derrière la porte de sa chambre nuptiale, comme elle l’appelait, était accrochée une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Je n’ai pas de dons particuliers, ceux qui rentrent ici les pieds devant ressortent les pieds devant. Mais avec le sourire. » Un humour à réveiller un macchabée, la Gisèle.

Elle passait plus de temps avec les morts qu’avec les vivants. Elle n’était pourtant ni nécrophile, ni gothique, ni même tueuse en série – enfin, a priori – mais… une force étrange la retenait ici. Sans doute celle qui l’avait poussée à jouer avec des jeux de construction jusqu’à seize ans… Aujourd’hui, elle s’amusait toujours, version plus hard.

Elle pointa un tube nasal d’aspiration dans sa direction.

— Toi, tas un souci avec Madelin ! Je l’ai entendu hurler, ce vieux con !

Elle travaillait sans masque ni gants, transparente aux règles d’hygiène. Une radio diffusait en sourdine un vieux Robert Palmer, Johnny & Mary. David s’avança.

— Il faut que tu m’en prennes deux. Je dois m’absenter, c’est important. Tu peux faire ça pour moi ?

Gisèle fit une bulle avec son chewing-gum décoloré, qu’elle plongeait dans un verre d’eau chaque fois qu’elle ne le mâchait pas. Un sacré souci de l’économie.

— Ils sont comment ? Des mecs, j’espère ?

— Crise cardiaque et cancer du poumon. L’un tout neuf, l’autre plutôt… maigrichon.

Elle évalua rapidement la remarque en nombre d’heures.

— Hmm… Avec ce que j’ai déjà sur le tapis, ça va me faire décoller à minuit ton histoire ! Eh, mon poussin ! J’ai des pulsions à assouvir, moi !

Elle lui décocha un clin d’œil.

— Envoie la marchandise…

Piégé dans le flux métallique du périphérique, David avait pris du retard. Il arriva néanmoins presque à l’heure sur le parking de l’hôtel Saint-Pierre, à Vincennes. Façade de verre, matériaux précieux, superbes berlines. La grande classe.

Il pénétra dans le hall où l’attendait Christian, la dernière édition du Monde déployée entre ses mains énormes. Christian se leva et l’invita à le suivre dans un salon privé, où des hommes d’affaires fumaient le cigare. Il en proposa un à David, qui refusa. Puis il posa la paume sur son épaule pour l’emmener dans un renfoncement sombre, à l’abri des regards. David nota qu’il lui manquait l’index droit.

— Écoutez, monsieur…

— Appelez-moi Christian…

— Écoutez, Christian. J’ai beaucoup hésité avant de venir. Tout ceci me paraît trop… Comment dire… trop précipité.

— Mais vous êtes venu quand même…

L’homme promena la flamme d’une allumette sous son cigare, avant d’en embraser l’extrémité en pompant goulûment.

— Vous voulez mon avis ? confia-t-il en se courbant légèrement. Vous devriez accepter l’offre de monsieur Doffre. C’est une personne extrêmement généreuse, qui saura vous récompenser pour votre production littéraire. J’ai crû comprendre que cela pourrait correspondre à vos aspirations, non ?

— Si, bien sûr que si, mais… j’aurais aimé disposer de plus de temps, avoir des détails ! Mettez-vous un peu à ma place ! Je ne le connais pas ! C’est quand même une situation originale !

— En effet, mais il faut savoir sauter sur les occasions, lorsqu’elles se présentent.

Christian décrivit un arc de cercle de la main, tandis que son visage disparaissait derrière des nuages de fumée.

— Ce monde pourrait, un jour, être le vôtre… La lumière, l’éclat… Il suffit juste de sortir du moule, et d’oser… Alors, soyez raisonnable. Gardez l’enveloppe que monsieur vous a donnée, il s’agit d’un présent, et…

Il plongea sa main dans la poche intérieure de sa veste.

— … acceptez également celle-ci. Elle contient une avance plus conséquente sur votre rémunération pour ce travail, ainsi que les instructions de monsieur. Tout y est noté de manière détaillée. Je pense que le programme vous plaira…

David aurait aimé ne pas bouger, refuser et déguerpir. Il tendit pourtant la main.

— Attention, ça ne veut pas dire que monsieur Doffre a gagné.

— Bien sûr, répondit Christian avec un sourire. D’ailleurs ne l’ouvrez pas tout de suite, prenez le temps de la réflexion, discutez-en avec votre épouse. Quel que soit votre choix, ce sera le bon.

— J’aimerais m’entretenir à nouveau avec votre patron. Il loge dans cet hôtel ?

— Non, non… Cet hôtel lui appartient, c’est tout.

— Ah… C’est tout.

— Vous voulez prendre un verre ?

David déclina poliment l’offre et Christian le raccompagna jusqu’à l’entrée.

Au volant de sa voiture, le jeune homme ne parvenait pas à lâcher du regard l’enveloppe posée sur le siège passager. Il quitta le parking et se gara à peine quelques mètres plus loin. Impossible de résister.

Il déchira le papier kraft.

De l’argent. Une somme énorme. Cette fois, difficile de faire abstraction de l’éventail qu’il tenait entre les mains. Quatre mois de salaire, sans avoir écrit une seule ligne. Cinq mille euros…

« C’est pas possible… Un rêve ! Un putain de rêve ! »

Il regarda autour de lui et renfonça rapidement les billets, avant de sortir la lettre.

Il la parcourut de haut en bas, d’abord sans la lire. Mais, avant d’arriver à la dernière phrase, ses pupilles remontèrent, lentement, jusqu’à s’arrêter sur deux mots.

Bourreau 125.

Son cœur s’emballa. Une suée lui traversa le front. Il se mit à lire avec la plus sérieuse attention.

Puis son esprit s’envola loin, très loin d’ici. Là où Doffre avait décidé de les emmener. Le poumon de l’Allemagne. La Forêt-Noire.

Il dévora à nouveau les consignes, s’autorisa une profonde réflexion… Il lut, relut… Le rêve devenait tangible. Le lieu, le thème, la rémunération. Pas une ombre au tableau. Tout lui plaisait. Mais alors, où était le problème ?

« Aucun… Il n’y en a aucun… Ceci est la réalité. Un type plein aux as te propose de l’argent pour lui écrire un livre, c’est aussi simple que ça… »

Il devait saisir sa chance, s’offrir la possibilité de respirer et d’écrire… Écrire à n’en plus finir sur un thème génial. Et en plus, gagner sa pitance pour ça…

Il ne restait plus qu’à convaincre Cathy.

Il passa un coup de fil à la maison. Pas de réponse. Sans doute partie à la SPA…

Il relut la lettre une dernière fois avant de démarrer.

Le Bourreau 125.

L’arracheur de chair.

6.

Cher David Miller,

Si vous lisez ces mots, c’est qu’une partie de moi est déjà entrée en vous. Je ne peux être que flatté par ce début prometteur.

Cathy retira ses lunettes et se frotta les paupières. David était contre elle, dans le canapé du salon. Clara, dans son parc de jeu, s’amusait à lancer des fruits en plastique en criant.

— Mais fais quelque chose ! Elle est insupportable depuis son réveil ! Tu ne peux pas t’en occuper un peu !

— Oui, bien sûr. Excuse-moi ma chérie. C’est que j’ai eu une drôle de journée.

— Et ma journée, à moi, tu y penses ? Tu me dis à peine bonjour, tu te moques de ce que j’ai à raconter, mais toi, par contre ! Tu me plaques cette lettre sous les yeux ! Je n’y comprends rien ! Qu’est-ce que c’est ?

— Une surprise ! Continue à lire, tu verras !

— Une surprise ? Tu parles ! La vraie surprise, ce serait que tu te lèves et que tu embrasses enfin ta fille !

David se redressa et se dirigea vers le parc.

— Comment va son œil ?

— Tu le vois bien ! Un coquard c’est un coquard, et il est pas près de partir. Tu as des questions plus constructives ?

David ramassa la feuille qu’elle avait jetée sur le sol.