Abstraite serait, dans cette perspective, l’oeuvre qui part de la nature et, chemin faisant, « fait abstraction », intellectuellement, de tels détails, de telles qualités secondaires ; concrète, au contraire, serait l’oeuvre qui n’emprunte à la nature aucun prétexte formel et ne doit rien qu’à son auteur, celui-ci maté-
rialisant des idées abstraites. Jean Arp*
écrit : « Je comprends qu’on nomme abstrait un tableau cubiste, car des parties ont été soustraites à l’objet qui a servi de modèle à ce tableau. Mais je trouve qu’un tableau ou une sculpture qui n’ont pas eu d’objet pour modèle sont tout aussi concrets et sensuels qu’une feuille ou qu’une pierre. » Max Bill conteste également les appellations d’art non figuratif et d’art non objectif, car, dit-il, « toute oeuvre d’art véritable représente quelque chose, qui est l’idée qui la fonde ; cette idée est le contenu de l’oeuvre, qu’il soit naturaliste, abstrait ou concret ». S’il n’est pas question de substituer aux termes d’abstraction ou d’art abstrait, qui ont finalement prévalu, celui d’art concret, les commentaires passionnés d’Arp et de Bill permettent d’apprécier les efforts des créateurs et des théoriciens de cet art pour le défendre de l’accusation de gratuité et de décoration encore si fré-
quemment portée contre lui. Aussi, la définition initiale que nous en avons donnée apparaît-elle trop exclusivement négative. Il serait souhaitable de lui en substituer une autre à la lumière de cette indication du peintre Josef Albers, par exemple : « Le but de l’art : la révélation et l’évocation de la vision intérieure »,
renforcée par une réflexion du philosophe Maurice Merleau-Ponty : « La peinture moderne, comme en général la pensée moderne, nous oblige à admettre une vérité qui ne ressemble pas aux choses, qui soit sans modèle extérieur, sans instruments d’expression prédestinée, et qui soit cependant vérité. » À
partir de là, comment ne pas faire le rapprochement avec cette autre déclaration, qui est d’André Breton (1925) :
« L’oeuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur ou ne sera pas » ?
Petit glossaire formel
de l’abstraction
abstraction émotive ou lyrique, tendance visant plutôt à obtenir de l’artiste une effusion aussi spontanée et aussi totale que possible. Elle est plus préoccupée de vérité intérieure que d’absolu esthétique. Ex. : Riopelle*.
abstraction froide ou géométrique, tendance la plus rigoureuse de l’art abstrait, celle qui tente d’aboutir à des lois esthé-
tiques par une expérimentation systématique des possibilités plastiques des lignes, des figures géométriques et des couleurs.
Ex. : Mondrian*.
action painting (États-Unis, le critique Harold Rosenberg, 1952), peinture dans laquelle la rapidité d’exécution et le geste du peintre jouent un rôle déterminant. Ex. : Pollock*.
art cinétique*, expression désignant d’une part les oeuvres qui, en spéculant sur les lois optiques, créent des illusions de déformation ou de mouvement (ex. : Vasarely*), d’autre part celles qui, par divers procédés, engendrent un mouvement réel de tout ou partie de l’oeuvre (ex. : Nicolas Schöffer*).
art conceptuel ou para-visuel (le critique américain John Perreault), tendance récente qui accorde plus de prix à l’idée même sur laquelle se fonde l’oeuvre d’art qu’à sa réalisation matérielle. Ex. : Jan Dibbets (Pays-Bas, 1941).
art concret, appellation proposée par Van
Doesburg pour désigner l’art abstrait (1930).
Arp* et Max Bill s’y rallièrent avec enthousiasme.
art du réel (quelquefois aussi : réalités nouvelles), appellation prise parfois par la fraction la plus systématique de l’abstraction géométrique pour manifester sa défiance à l’égard de toute subjectivité. Ex. : Max Bill.
arte povera (Italie, le critique Germano Celant, 1966 : art pauvre), expression désignant des oeuvres en trois dimensions obtenues à l’aide de matériaux sans formes nettes et gé-
néralement sans valeur (terre, morceaux de bois, cordes, plaques de fer, grillage, graisse, etc.). Ex. : Joseph Beuys (Allemagne, 1921).
color field painting (États-Unis, vers 1950), peinture par « champs » de couleurs à peine modulées. Dite aussi abstraction chromatique. Ex. : Rothko*.
constructivisme, mouvement né en Russie vers 1920 et envisageant la sculpture abstraite en tant que problème de construction. Tatline*, d’une part, Gabo et Pevsner*, d’autre part, donneront au constructivisme des directions très différentes. Abusive-ment, ce terme est parfois utilisé comme synonyme d’abstraction géométrique, de peinture ou sculpture « construite ».
De Stijl* (en franç. le Style), nom de la revue néerlandaise fondée en 1917 par Van Doesburg et qui devint le symbole de l’abstraction géométrique comme de ses applications à l’architecture et aux arts mineurs.
expressionnisme* abstrait (le critique Alfred Barr, vers 1930, à propos de Kandinsky) ou parfois romantisme abstrait, expressions utilisées lorsque le peintre abstrait lyrique, s’abandonnant à une spontanéité réelle, rejoint l’expressionnisme par une certaine qualité dramatique. Ex. : De Kooning*.
hard-edge (États-Unis, le critique Jules Langsner, vers 1960 : « contour net »), expression désignant les éléments les plus austères de l’abstraction géométrique. Ex. : Albers.
impressionnisme abstrait, expression qui s’emploie lorsque la vibration lumineuse l’emporte sur les soucis de structure. Ex. : Sam Francis.
informel (le critique Michel Tapié, 1951), tendance la plus extrême de l’abstraction
lyrique, caractérisée par la quasi-dissolution de toute forme perceptible. Ex. : Fautrier*.
lumière et mouvement, titre que prirent, en 1966-67, plusieurs expositions d’art ciné-
tique (d’où l’expression lumino-cinétisme).
minimal* art (États-Unis, le critique Richard Wollheim, 1956) ou cool art, en peinture et en sculpture, art caractérisé par la simplicité extrême des éléments formels. Ex. : Ellsworth Kelly ; v. structures primaires (in Glossaire).
musicalisme (Henry Valensi, vers 1930), peinture abstraite tirant directement son rythme et sa structure de la musique.
néo-plasticisme (en néerl. nieuwe beelding, Mondrian, 1917), doctrine élaborée par Mondrian et limitant les ressources de l’artiste aux verticales et aux horizontales, aux trois couleurs primaires, au blanc et au noir.
new abstraction ou post painterly abstraction (États-Unis, le critique Clément Greenberg, vers 1960), peinture abstraite caractérisée par la simplicité de la composition (réduite parfois à une simple plage monochrome), l’importance de la couleur au détriment de la forme et les grandes dimensions. Ex. : Kenneth Noland.
nuagisme, terme qui désigna en France, vers 1958, la peinture particulièrement fluide d’un certain nombre d’artistes. Ex. : Messagier.
orphisme (Guillaume Apollinaire, 1913), tendance à la construction du tableau par la couleur, chez Delaunay, Kupka, Picabia.
paysagisme* abstrait, tendance à emprunter aux rythmes naturels l’origine de la composition. Ex. : Bazaine.
peinture gestuelle, v. action painting (in Glossaire).
rayonnisme, mouvement éphémère fondé en Russie par Larionov* vers 1912 et qui pui-sait dans la lumière un principe de construction abstraite.
structures primaires (en améric. primary structures, le critique Lucy R. Lippard, 1965), sculptures faites de volumes élémentaires.
Ex. Donald Judd (États-Unis, 1928).
suprématisme, doctrine élaborée en Russie à partir de 1913 par Kazimir Malevitch* et visant à atteindre « le monde blanc de l’absence d’objets » en portant en quelque sorte la peinture à son degré suprême de pureté.