sies légères, il charme leurs loisirs. Ses amours multiples et même une passion véritable pour une certaine Djanān absorbent sa pensée et lui inspirent le meilleur de son oeuvre. Heureux temps qui bientôt, hélas ! prend fin. La tragé-
die par laquelle se terminent, en 803, la faveur des Barmakides et la supré-
matie des éléments iraniens à la cour de Bagdad oblige le poète à se terrer, puis à chercher refuge en Égypte. Mais, en
809, l’avènement d’al-Amīn le ramène à Bagdad. La liesse d’antan recommence, marquée par de tels débordements que le calife, dit-on, se voit contraint de sévir. Dans un thrène, Abū Nuwās cé-
lèbre le souverain qui l’a sauvé, mais la maladie et l’usure d’une vie trop dissipée précipitent la mort du poète qui s’éteint, selon les uns, dans un tripot ou, selon d’autres, dans la demeure des Nawbakht, ses derniers protecteurs.
Inégale, disparate du fait des deux recensions très différentes dans lesquelles elle nous est parvenue, légère ou compassée, délicate ou obscène, l’oeuvre d’Abū Nuwās est à l’image de son auteur. Pour une large part, elle a contribué à perpétuer de celui-ci l’image à la fois vraie et altérée d’un courtisan ainsi que, dans les Mille et Une Nuits, d’un subtil bouffon, d’un obsédé sexuel, d’un coureur de tripots, d’un épicurien délicat, d’un ribaud et d’un amant parfait. Poète maudit ? Poète de la révolte contre un monde qui l’écrase ? Abū Nuwās n’est pas justiciable d’épithètes si romantiques. Il sait danser dans ses chaînes, et il les accepte ; par des éclats de rire et des moqueries, il accueille ceux qui les portent avec conviction. L’artiste, chez lui, se sert de son art, mais n’est pas asservi par lui ; si les règles existent, c’est pour être tournées. Il possède en soi tout ce qui fera plus tard le classicisme, mais d’instinct il se refuse à céder aux permanences de la bédouinité représentées par al-Farazdaq* et sa génération. Tout dans son oeuvre est spontanéité, rejet de l’afféterie et de la recherche du terme rare ; au gré de l’inspiration, le vers se construit sur des mètres pompeux ou courts, donnant l’impression d’un bon-dissement, d’un vol dans l’espace.
Les thèmes traités par Abū Nuwās
sont révélateurs d’un conflit entre le courtisan et l’artiste, ennemi des contraintes. Les uns sont conditionnés par la sujétion au mécénat et la vie de cour ; ils appartiennent donc au genre laudatif et à son opposé la satire ; ils ont pour cadre ou le thrène ou la qaṣīda, dont le prélude élégiaque traduit d’ailleurs souvent une expérience personnelle. Les autres thèmes relèvent au contraire strictement de l’inspiration personnelle, sous ses formes les plus va-riées, depuis la chanson d’amour licen-
cieuse ou « courtoise » jusqu’à la chanson bachique en passant par le poème ascétique. Si nous voulons découvrir le véritable Abū Nuwās, c’est dans ces pièces qu’il nous faut l’aller chercher et non pas dans ses compositions d’apparat où, en dépit de son habileté, il est mal à l’aise.
Cherchons donc ce bohème, cet ami des franches lippées là où il se trouve avec son persiflage qui n’épargne ni le rival parvenu, ni le docteur avantageux, ni surtout cette bédouinité que le conformisme poétique voudrait lui imposer : Laisse ce poète misérable interroger le campement désert
alors que moi je cours le guilledou.
Le but suprême est quête de la joie, du plaisir des sens, de l’amour qui procure l’oubli :
Laisse cela. Puis-je te perdre ! Et bois ce vin clair et doré qui sépare l’esprit du corps !
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La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 1
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Le monde est un appel ainsi que le ciel scintillant d’étoiles et que le printemps
qui a brodé sa robe bigarrée
et dressé des couronnes de fleurs.
À l’évidence, Abū Nuwās se délecte à proclamer son goût de la vie et de la jouissance en termes provocants : J’ai aimé et nul mal n’est dans l’amour.
Sur mon front rien de semblable à la passion.
Alors pourquoi sottement me blâme-t-on ?
J’ai ma propre religion et les autres ont la leur.
La volupté se trouve là où la nature l’offre et dans ces amours multiples le sexe n’importe guère, comme le
prouvent les ghazal, inspirés par des mi-gnons. Cela n’interdit d’ailleurs pas au poète les joies plus raffinées de l’amour
« courtois » célébré avec tant d’insistance dans ses pièces à Djanān. Un tel état d’esprit n’a que faire des appels à la sagesse ou au repentir :
Laisse là ce blâme qui me vise car le blâme est invite au péché.
Dis à celui qui croit tenir science et sagesse :
« Tu sais peu de chose au prix de ce qui t’a fui !
« Ne prive point du pardon, si tu es prud’homme,
car ta défense est mépris envers la religion. »
Une grande partie de l’oeuvre d’Abū
Nuwās est d’inspiration religieuse. Il ne semble pas que cela soit la conséquence de l’âge, mais plutôt une attitude normale chez un épicurien las du plaisir qui n’assouvit point et de la débauche qui écoeure. Peut-être au demeurant est-ce là une forme subtile de la jouissance chez cet homme blasé du plaisir qui le fuit :
Te voilà vieux, bonhomme ! et tu n’as pas encore quitté les manières d’un adolescent.
La Mort dévore et engloutit les
Hommes.
C’est graduellement qu’à lui s’impose l’idée du repentir. Rien dans celui-ci qui ressemble au pessimisme désespéré d’Abū al-‘Atāhiya. Au fond de sa détresse, Abū Nuwās est toujours sûr du pardon et pour lui la repentance finale doit lui valoir le salut :
Finie est ma malfaisance, enfuis sont mes plaisirs,
depuis que de sa main vieillesse a blanchi ma tête.
Non par nos actes nous trouverons salut quand paraîtront les signes sur nos fronts.
Or donc en dépit de mes fautes et de
mes débordements, j’espère en l’entier pardon de la Divinité.
Plus que d’aucune autre, il est juste de dire que l’oeuvre d’Abū Nuwās est l’expression de la société où elle est née. Par ses contrastes, ses outrances, son refus de cultiver l’art pour l’art, elle ne pouvait point susciter une unanimité.
À tout le moins, a-t-elle contraint les plus réticents, comme ibn Qutayba, à lui rendre justice. Le réveil du XIXe s.
devait lui réserver une place d’honneur par tout ce qu’elle contient de fécond dans son refus du conformisme et dans son culte de l’humain.
R. B.
▶ ‘Abbāssides / Arabe (littérature).
✐ W. Ahlwardt, Dīwān des Abū Nuwās, t. I : Die Weinlieder (Greifswald, 1861). / ‘U. Farrūkh, Abū Nuwās, poète d’al-Rachīd et d’al-Amīn (en arabe ; Beyrouth, 1932). / E. Wagner, Abū
Nuwās, eine Studie zur arabischen Literatur der frühen Abbasidenzeit (Wiesbaden, 1965).
abysses
Régions océaniques situées entre 2 000
et 6 000 m de profondeur. Ces limites sont conventionnelles, et les chiffres qui les caractérisent ne doivent pas être considérés comme des valeurs absolues, mais comme des ordres de grandeur. (Le terme est presque toujours pris au pluriel, et on lui substitue volontiers celui de zone abyssale.)
La zone abyssale couvre approxi-
mativement 80 p. 100 de la surface des océans, soit, toujours approximativement, 56 p. 100 de la surface totale du globe.
Connaissance des abysses
Les premiers contacts de l’homme avec les abysses remontent à un passé récent.