Выбрать главу

La mauvaise foi

Cette comédie qu’on se joue à soi-même et qui fait qu’on n’adhère jamais totalement à ce qu’on vit et à ce qu’on ressent, même intensément, qu’on se sent toujours comme à distance de soi, Sartre l’a exprimée philosophiquement par le thème de la mauvaise foi, central dans l’Être et le Néant. Il appelle ainsi la présence, inhérente à la nature de la conscience, d’un hiatus par rapport à tout état ressenti et éprouvé : je ne suis jamais absolument ce que je suis, je puis me voir « être » et, partant, ressentir cet être comme un jeu. Que je sois jaloux, amoureux ou garçon de café, et quelle que soit l’intensité de ma « participation » ou de ma passion, de toute façon, je peux me voir être, et donc apercevoir que je ne joue là qu’un rôle parmi les autres.

« La conscience, écrit Sartre, est un être pour lequel il est dans son être conscience du néant de son être »

(l’Être et le Néant, chap. II, § 1) ; et la mauvaise foi est l’attitude de la conscience « telle que celle-ci, au lieu de diriger sa négation vers le dehors, la tourne vers elle-même ».

La négation serait donc inhérente à la nature de la conscience, qui serait par essence double : elle serait formée à la fois de ce que Sartre appelle sa facticité, son épaisseur d’être, et de la négation de celle-ci, ou transcendance.

La phénoménologie

Par rapport aux théories de la

conscience, Sartre s’oppose à la fois à la psychologie traditionnelle et berg-sonienne de la « vie intérieure », et

surtout à la psychanalyse freudienne.

Il adopte les concepts et les postulats phénoménologiques : cette mise au point et cette construction d’une théorie de la conscience occupent les premières années de sa réflexion philosophique et ses premières grandes oeuvres : l’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination (1940), l’Être et le Néant ou Essai d’ontologie phénoménologique (1943).

En fait, c’est dès 1932 que Sartre a fait, par l’intermédiaire de Raymond Aron*, connaissance avec Husserl* et la phénoménologie*.

Simone de Beauvoir raconte com-

ment Sartre pensa, grâce à Husserl,

« exprimer et organiser de façon

cohérente les idées qui le divisaient

[...], dépasser l’opposition de l’idéalisme et du réalisme, affirmer à la fois la souveraineté de la conscience et la présence du monde telle qu’il se donne à nous ». La notion d’intentionnalité, dont Sartre inaugure l’emploi en 1939 dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, lui permet préci-sément de concevoir la conscience comme étant perpétuellement en

rapport avec le monde, comme étant pleine du monde, et pourtant souveraine et transcendante dans sa négation perpétuelle. Présence du monde et en même temps refus d’admettre la passivité d’une simple présence, cette chose, cette vie à l’état pur, que serait la « vie intérieure », ou, sous sa forme freudienne, l’inconscient.

Il est précisément difficile de ne pas évoquer ici les résonances analytiques de l’attitude sartrienne ; d’autant plus que Sartre lui-même a exprimé ce que S. de Beauvoir a appelé son « horreur de la vie intérieure », son horreur du plein, de l’être de la vie et, sans aucun doute, des femmes dans deux livres, la Nausée (1938) et Érostrate (1939, nouvelle reprise dans le Mur).

L’Imaginaire décrit phénoméno-

logiquement les états qui semblent échapper à la conscience : hallucinations, rêves, images hypnagogiques ne paraissent pouvoir surgir que d’un inconnu de la conscience. Sartre ré-

sout la difficulté par la distinction

entre deux types de consciences : la conscience réfléchie et la conscience préréflexive, qui peut s’observer dans les états dits « de semi-conscience » ou

« d’inconscience ». Dans le demi-rêve et le sommeil, par exemple, il montre la conscience se charmant elle-même et produisant ses propres phantasmes.

De même, dans l’émotion (Esquisse d’une théorie des émotions), il décrit la conscience se constituant émotive, non par un choix réfléchi, mais par les nécessités de l’instant et en raison de l’échec des autres voies possibles.

La vocation d’écrivain

Il y avait bien pourtant une réalité, à laquelle Jean-Paul Sartre s’était heurté dès ses premiers pas : les livres. D’abord, il y a eu seulement leur présence physique et leur poussière dans le bureau du grand-père ; et puis, lorsque l’enfant a su lire, leur obscurité, celle du sens des mots, celle des valeurs posées, des actes perpé-

trés (les meurtres des tragédies par exemple), parfaitement hétérogènes à ceux de la vie quotidienne. Cette obscurité à laquelle il se heurte va se substituer à la profondeur d’un réel qu’il ne ressent pas. L’univers fictif des livres va être, pour lui, la première réalité. De là, dit-il, une inversion dont il met trente ans à se remettre :

« Pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde. »

De là aussi, son « idéalisme »...

Pour l’enfant malingre et timide qui n’arrive pas à s’intégrer aux groupes de ses semblables, au Luxembourg, le « lire » va vite se doubler d’un

« écrire » qui ne réussit pas à se noyer complètement dans le cabotinage de la relation grand-paternelle. Avec les écrivains, l’enfant, au moins, se sent de plain-pied et de la même espèce : ce qui permet de comprendre pourquoi, quand Sartre écrit la biographie d’un écrivain (Baudelaire, Jean Genet, Flaubert), il n’hésite pas à le traiter comme un objet, l’objet qu’il est lui-même. Ce thème vient, d’une certaine manière, redoubler celui du décalage de la conscience par rapport à la vie : prendre le mot pour la chose, c’est avoir d’emblée un recul par rapport à

l’action, se ranger du côté de ceux qui théorisent. De plus, à son fondement, l’inspiration de Sartre est morale et quasi chrétienne. La véhémence de Sartre dans sa théorie de la conscience souveraine et son rejet de la « vie inté-

rieure » sont, d’une certaine manière, la revanche de l’enfant sur l’inauthenticité de son enfance. Francis Jeanson l’a clairement exprimé : « Aux environs de 1914, un enfant a consciemment souffert de se sentir divisé entre la perception immédiate qu’il avait de lui-même et le rôle que tentait de lui assigner son entourage. Vingt ans plus tard, c’est la tranquille révolte de cet enfant qui survit en l’adulte et manifeste à travers lui — au nom d’une philosophie de la relation et du concret — l’exigence d’authenticité la plus absolue [...]. »

Les autres

La négation, constitutive de la

conscience, est inséparable de la prise de conscience et de la reconnaissance de l’existence d’autres consciences.

C’est le regard de l’Autre qui constitue la facticité et, par là, permet de prendre conscience de la transcendance : à Sartre la comédie du grand-père a appris un rôle, mais aussi que ce rôle n’en était qu’un, la distanciation par rapport à tout rôle. Paradoxalement, l’autre conscience est constitutive à la fois de ma souveraineté et de mon aliéna-downloadModeText.vue.download 528 sur 621

La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 17

9863

tion. En ce sens, si Sartre affirme avec la phénoménologie que le monde est présent dans la conscience, il affirme encore plus fortement et continûment dans toute son oeuvre que l’Autre est présent dans la conscience. L’autre conscience est à la fois ma misère et ma grandeur.

Misère, et aussi danger, parce que, comme l’exprime fortement Huis clos,

« l’enfer, c’est les autres », c’est à cause de l’Autre et de son jugement sur moi que je risque d’être réduit à mon être, cantonné dans un rôle, intellectuel (Hugo), lâche (Garcin) ou voleur

(Genet). Ainsi y a-t-il chez Sartre une très fine analyse de l’oppression de l’homme par l’homme au niveau de la conscience. Mais cette oppression dé-