passe le simple regard d’un autre et les rapports des consciences individuelles.
En fait, face à une conscience, c’est des autres qu’il s’agit le plus souvent.
Dès la Putain respectueuse (1946), Sartre met en évidence l’oppression sociale : c’est la société du sud des États-Unis, avec son moralisme et son racisme, qui constitue la putain et le Noir, de telle sorte qu’ils ne pourront manquer de se voir à travers le miroir déformant qu’elle leur présente. Ainsi je suis fatalement confronté à mon reflet social. Comment échapper à la fascination qu’il exerce sur moi ? Dé-
couvrir ou retrouver ma liberté ?
Jean Genet a montré l’une des voies, et la réflexion de Sartre sur lui est d’importance capitale (Saint Genet, comé-
dien et martyr, 1952). Désigné comme voleur à l’âge de dix ans, Genet, avec la force et le génie de l’enfance, décide de faire de cette tare une force et de se constituer en voleur. De sa tare sociale, il fait une profession et, par là, malgré tout, une voie sociale. Il décide de devenir passionnément ce qu’on lui a lancé comme une pierre : voleur et pédéraste. Comédie, certes, mais en même temps chemin de martyre, dont seule la littérature conçue ainsi comme le fait d’écrire le dégagera.
Le marxisme
Dans cette prise de conscience aiguë de l’oppression de l’homme face à l’Autre et aux autres, Sartre ne pouvait pas ne pas se confronter à la pensée marxiste.
Le philosophe se sentait aussi peu attiré par le marxisme que par la psychanalyse : « Si le marxisme et la psychanalyse nous touchèrent si peu
[...], ce n’est pas seulement parce que nous n’en avions que des notions rudimentaires : nous ne désirions pas nous regarder de loin avec des yeux étrangers » (Simone de Beauvoir, citée par Francis Jeanson).
Pourtant, le marxisme ne pouvait que fasciner l’écrivain en quête d’authenti-
cité. Cette fascination s’exprime dès 1948 dans les Mains sales, à travers les sentiments pleins d’ambivalence que Hugo, jeune intellectuel, porte à Hoede-rer, authentique chef révolutionnaire.
Cette attirance et des rapports très heurtés avec les communistes français devaient amener Sartre à entreprendre de repenser le marxisme. C’est ce qu’il fit en 1960 par sa Critique de la raison dialectique. Acceptant « sans réserve »
la proposition énoncée par Engels :
« Les hommes font leur histoire eux-mêmes, mais dans un milieu donné qui les conditionne », il entreprend une tâche proprement philosophique : faire une « anthropologie concrète » par une totalisation qui intègre le marxiste au « Savoir » (Critique de la raison dialectique).
Il s’agit, pour lui, d’intégrer l’existentialisme* au marxisme et peut-être de l’y dissoudre : « À partir du jour où la recherche marxiste prendra la dimension humaine (c’est-à-dire le projet existentiel) comme le fondement du Savoir anthropologique, l’existentialisme n’aura plus de raison d’être : absorbé, dépassé et conservé par le mouvement totalisant de la philosophie, il cessera d’être une enquête particulière pour devenir le fondement de toute enquête » (id.).
D. C.
Sartre et la politique
Sartre part de la philosophie, trouve la littérature, manque une morale, rencontre l’engagement politique — puis l’histoire —, chemine dans l’inachevé, l’inconnu, l’échec, le succès. Il abandonne et repart sans souci de l’action ou du livre précédent dans une activité multiple et féconde qui l’entraîne.
Trente ans de combats et de littérature : dans la lucidité, l’impuissance parfois, la colère et la force, Sartre a exprimé les ruptures et les générosités politiques de générations d’intellectuels et d’étudiants.
1936 : « J’étais un intellectuel libéral de cette République des professeurs, dit Sartre. J’étais entièrement favorable au Front populaire, mais il ne me serait pas venu à l’idée de voter pour
donner le sens d’une décision à mon opinion » (P. Gavi, J.-P. Sartre, P. Victor, On a raison de se révolter, 1974).
Le coeur à gauche, mais réfractaire à tout engagement, Sartre développe une théorie individualiste et universelle de la liberté humaine : un héroïsme de la conscience. Vient Munich, puis la Seconde Guerre mondiale : cette liberté abstraite et souveraine vole en éclats, elle disparaît devant l’involontaire solidarité de la défaite et le brutal surgissement de l’histoire. Mobilisé, prisonnier, Sartre découvre une vie collective où l’on est responsable de ce que l’on n’a pas fait. Puisque l’homme est
« dans le coup, quoi qu’il fasse, marqué, compromis jusque dans sa plus lointaine retraite », il n’est pas possible de vouloir sa liberté pour soi seul.
À son retour de captivité, en 1941, Sartre organise donc avec ses amis un petit réseau de Résistance, « Socialisme et liberté ». Mais les communistes refusent les contacts et le mouvement, composé d’intellectuels isolés et sans expérience, est bientôt réduit à l’impuissance. Pour éviter d’inutiles arrestations, Sartre dissout le réseau avant de rallier au début de 1943 la branche intellectuelle du Front national, le Comité national des écrivains.
Il participe aux réunions présidées par P. Eluard et collabore aux Lettres fran-
çaises clandestines.
La Libération arrive en même temps que la notoriété. En octobre 1945, pour se donner les moyens intellectuels d’une nouvelle politique, Sartre fonde une revue, les Temps modernes, avec Maurice Merleau-Ponty, Raymond
Aron, Simone de Beauvoir, Michel
Leiris, Albert Ollivier, Jean Paulhan. Il critique l’attitude des écrivains d’avant guerre, leur indifférence à la politique, qui cachait une complicité. Il cherche une démarche et définit la fonction de l’écrivain : « L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. »
(Qu’est-ce que la littérature ?)
Au nom de cette morale de l’enga-
gement, les Temps modernes s’en
prennent très vite à la droite traditionnelle, aux fractions modérées issues
de la Résistance, aux conceptions du général de Gaulle, au « pré-fascisme »
américain. Dès décembre 1946, ils réclament l’indépendance de l’Indochine, position anticolonialiste alors ultraminoritaire. Mais, dans le même temps qu’il expose une conception révolutionnaire des conflits politiques, Sartre critique violemment le matérialisme dialectique, les falsifi-cations du stalinisme et l’« opportunisme » du parti communiste français.
Et d’une même voix, les communistes et la droite l’accusent d’être un por-nographe, un fossoyeur et un faux prophète.
En 1948, Jean-Paul Sartre adhère
au « Rassemblement démocratique
et révolutionnaire » (R. D. R.), mouvement neutraliste fondé par David Rousset. C’est le premier engagement partisan de Sartre. Il ne sera pas heureux : après un succès plus intellectuel que militant, le R. D. R., déchiré par la guerre froide, ne peut trouver place entre un parti socialiste pro-américain et un parti communiste pro-soviétique.
Le mouvement, que Sartre quitte en octobre 1949, disparaît à la fin de l’année.
En 1952, bien qu’il ait dénoncé
l’existence de camps de concentration en Union soviétique, Sartre s’arrache au neutralisme par crainte de l’irresponsabilité des justes milieux. Face à la répression qui frappe le P. C. F. et pour défendre la paix contre une Amé-
rique qui porte la guerre en Corée, il se fait compagnon de route du communisme. Dans une série d’articles entamée en juillet 1952 (« les Communistes et la paix », parus dans les Temps modernes), il assure que le parti communiste est l’expression nécessaire et exacte de la classe ouvrière : « Un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais. » De là bien des polémiques : avec Camus d’abord (1952), qui maintient une distance morale entre l’homme et le pouvoir, puis avec quelques collaborateurs des Temps modernes, Claude Lefort (1953), Étiemble (1953), Merleau-Ponty enfin (1955), qui s’écarte définitivement du marxisme. Pour