Inspiré, illuminé,
héraut de Dieu
Pour comprendre l’homme, il faudrait pouvoir retrouver les idées qui furent celles de son époque : l’humanisme*
païen de la Renaissance, le néo-plato-nisme ambiant, les conceptions millé-
naristes (v. millénarisme). Savonarole se situe à mi-chemin entre le dominicain Vincent Ferrier et Martin Luther*, entre Jan Hus* et Lefèvre d’Étaples, entre Jeanne d’Arc* et Michel Servet.
Vincent Ferrier, canonisé en 1455, peint par Fra Angelico sur les murs de San Marco, est l’objet d’un véritable culte chez les Frères prêcheurs de Florence. La dernière pièce du procès de condamnation de Jeanne d’Arc (1431) oppose à la mission de Jeanne celle de Vincent Ferrier, prophète des derniers temps considérés par tout le monde comme imminents. La prédication de downloadModeText.vue.download 559 sur 621
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 17
9894
tous ces réformateurs a une dimension politique. À ces données, il faut ajouter la conviction très répandue chez les religieux mendiants du rôle qu’ils sont appelés à jouer comme messagers de l’évangile ; ces religieux sont convaincus que leur action doit ouvrir pour l’Église des temps nouveaux, conformément aux annonces de l’Apoca-
lypse. En s’engageant dans la réforme
morale et politique de Florence, Savonarole se réclame de saint Dominique*, de Vincent Ferrier et de Catherine* de Sienne.
L’origine de son inspiration demeure une question très débattue. Lors de son procès, il déclarera que ses affirmations touchant le châtiment et la réforme imminente de l’Église lui venaient non de révélations personnelles, mais de raisons tirées de l’Écriture, à savoir surtout le livre de Daniel et le livre d’Amos. Mais, dans le Compendium
des révélations, qu’il rédigea en 1493
et où il relate les débuts de sa mission, il affirme clairement que ses visions et ses thèses réformatrices procèdent d’une autre source que l’Écriture, mais qu’elles ne peuvent être communiquées à autrui qu’à partir de l’Écriture :
« Je m’efforçais toujours de prouver ces thèses par des raisons probables et des images tirées de l’Écriture, et par d’autres figures ou paraboles fondées sur ce qui se voit actuellement dans l’Église, sans avouer que j’avais eu ces choses par une autre voie que celle des raisons, car on ne semblait pas encore disposé à la foi. Puis, m’avançant un peu dans les années suivantes et trouvant chez les hommes une meilleure disposition à la foi, j’exposai parfois aussi certaines de mes visions, mais je ne les donnai pas comme telles, et je les proposai à la manière de paraboles.
Puis, voyant la grande contradiction et les moqueries de toutes sortes de gens, je me préparai souvent à prêcher autre chose que cela, et je ne le pouvais pas
[...]. Plus tard, je commençai à me laisser la bride, et je reconnus que j’avais eu connaissance de ces choses futures par une lumière autre que la seule intelligence des Écritures. Ensuite, j’allai plus loin encore et j’arrivai à répéter les paroles mêmes qui m’ont été inspirées d’en haut ; et, entre autres, je disais souvent ceci : Le glaive du Seigneur s’abattra sur la terre, bientôt et rapidement [...]. Ces mots n’ont pas été cueillis dans les Saintes Écritures, comme le croyaient certains, mais sont nouvellement émanés du Ciel » (Procès). On ne saurait douter que Savonarole s’est considéré lui-même comme inspiré d’en haut. Le Compendium des révélations est tout imbu de la théorie néo-platonicienne — alors professée
dans les académies — de l’imagination : celle-ci était regardée comme un véritable pouvoir de vision, source de rêves prophétiques, et non comme une faculté créatrice de fantasmes ou d’utopies.
Inspiré, illuminé, héraut de Dieu, Savonarole ne se présente cependant aucunement comme prophète. Interrogé à ce sujet à son procès, il répondra que c’est là l’affaire de Dieu : « D’autres prophètes ont été dans des situations bien pires que la mienne. Personne n’a à juger l’intention d’autrui, mais seulement ses actes » (11 avr. 1498).
Par contre, il s’appuie fièrement sur son titre de prédicateur « envoyé par l’ordre des Prêcheurs » (sermon du 7 mars 1498).
Le « règne » de
Savonarole
Au début de l’année 1492, Savona-
role, qui ne cessait de prendre à partie la tyrannie de Laurent de Médicis*, annonce la mort prochaine du prince.
Celle-ci se produit dans la nuit du 8 au 9 avril. Laurent a appelé Savonarole à son chevet. La rumeur publique rapporte aussitôt qu’il a consenti à toutes les requêtes du frère prêcheur, sauf à la dernière : « rendre la liberté au peuple florentin ».
Les événements internationaux
entre 1492 et 1495 agitent beaucoup les esprits. Ils fournissent au réformateur une occasion favorable pour propager ses idées. Lorsque Charles VIII traverse Florence en 1494, Savonarole voit en lui un « nouveau Cyrus ». Il l’adjure de déposer le douteux pape Alexandre VI* et de convoquer le
concile universel. Il annonce alors des événements décisifs : la réforme de l’Église, la conversion des musulmans et l’élection de la cité de Florence comme centre de propagation du règne du Christ. Le 9 novembre, Pierre, le fils de Laurent, cède le pouvoir ; la république est instaurée dans un grand enthousiasme. Donatello, pour célébrer la liberté retrouvée, érige la statue de Judith devant le Palazzo Vecchio. Le système que prône alors Savonarole n’est pas une république théocratique, mais un régime de liberté comportant une double assemblée et réalisant une
collaboration étroite entre le pouvoir politique, gouvernant sans tyrannie par la voie de conseils, et les chefs d’une Église véritablement réformée et purifiée.
À Noël 1495, après une série de
prédications sur le prophète Aggée, Savonarole fait accepter par le Grand Conseil une déclaration qui proclame Jésus-Christ « roi du peuple florentin ». Les processions remplacent les carnavals ; les artistes et les humanistes vantent ce nouvel âge prophétique et puritain ; Marsile Ficin célèbre, sans hésiter, les louanges du réformateur.
Le 7 février 1497, sur la place de la Seigneurie, on procède au « brûlement des vanités ». Les humanistes jettent au feu leurs livres du second rayon, et les nobles florentins leur parure. Le Déca-méron de Boccace et même le Canzoniere de Pétrarque disparaissent dans les flammes au son des cantiques. Ce bûcher marque symboliquement l’apogée du règne de Savonarole.
Savonarole et
Alexandre VI
Face à ces manifestations, le pape Alexandre VI, hostile, mais peu sûr de lui-même, hésite. Directement visé quand il se trouve sollicité par Savonarole de se réformer, il cherche à enrayer l’action du prédicateur en l’excommuniant et en le faisant exiler dans une autre province de son ordre (13 mai 1497). Mais il se heurte à la résistance des Dominicains et à celle de la République florentine. Diverses entremises sont tentées, mais sans aucun succès. Le conflit ne cesse de s’envenimer jusqu’au milieu de l’hiver. C’est alors que le pape se décide à l’épreuve de force. Le 26 février 1498, il jette l’interdit sur la ville de Florence et ordonne l’arrestation de Savonarole.
C’est mal connaître la détermination du religieux, qui a annoncé à plusieurs reprises que les pouvoirs constitués de l’Église finiront par s’opposer à sa pré-
dication et qu’il mourra, sur le bûcher ou sur la potence, condamné par un tribunal ecclésiastique. En outre, Savonarole prend le parti de se défendre par les armes : il organise San Marco en bastion retranché. Sommé de venir à Rome, il accepte par lettre, sans cepen-
dant se déplacer. Il se met alors à rédiger des Lettres aux princes chrétiens, où, s’appuyant sur l’exemple du prophète Amos, il nie qu’Alexandre VI, élu de façon simoniaque, soit un pape véritable, et il en appelle au concile.