tiques et démystification de la poésie ».
Brecht s’attaque à la dernière incarnation du romantisme, la déclamation expressionniste, cette « volonté dramatique sans drame ». Et dans sa rage, brûlant ce qu’il a failli adorer, il pousse jusqu’à l’absurde un langage exacerbé.
Dès ses premières oeuvres, il a en main une de ses meilleures armes, la parodie. Parodie des recueils de cantiques protestants, ces Sermons domestiques, que Karl Thieme appelle le « bréviaire du diable » ; parodie du théâtre expressionniste, Baal, sa première pièce, qui reprend d’ailleurs le Solitaire de Hanns Johst, l’orgue de Barbarie remplaçant les accords de Beethoven. « La production dramatique de cette époque, écrit Brecht en 1954 (En revisant mes premières pièces), avec ses appels grandiloquents à l’Homme et ses solutions fallacieuses et irréalistes, rebutait l’étudiant en sciences que j’étais. » En réalité, Brecht est à cette époque plus révolté qu’homme de science, et Baal n’est souvent qu’une glorification de l’égoïsme. Il condamne l’expressionnisme, en lequel il voit une esthétique de névrosés, mais il n’a pas subi le traumatisme de la génération qui avait trente ans en 1914. Et s’il ne conçoit pas d’attitude positive au-delà du sar-casme, c’est par ignorance de la signification réelle du mouvement prolétarien. Tambours dans la nuit, écrit trop près de l’événement, témoigne surtout de sa désillusion devant l’échec des ré-
volutionnaires. Kragler, soldat révolté, abandonne ses camarades et va passer la nuit avec sa fiancée : « Je suis un porc, avoue-t-il, et le porc rentre chez
lui. » Mais déjà l’admiration pour Rimbaud, si manifeste dans Baal, cède à l’influence de Büchner : derrière les destins individuels des personnages on entrevoit le déroulement de l’Histoire, le drame d’un peuple. Un ton nouveau, une nouvelle mélodie, c’est ce qui retient Herbert Ihering, qui fait obtenir à Brecht le prix Kleist. Brecht sait désormais que le théâtre sert à quelque chose, qu’il peut être une arme. Mais pour quel combat ?
« Nos espoirs, c’est le
public sportif qui les
porte »
Brecht est frappé par l’adéquation, dans le domaine du sport, entre l’offre et la demande : « Dans les salles de sport, au moment où les gens prennent leurs places, ils savent exactement ce qui va se passer ; et lorsqu’ils sont assis, c’est exactement le spectacle attendu qui se déroule sous leurs yeux : des hommes entraînés déploient des forces qui leur sont propres et de la manière qui leur est la plus agréable... » Rien de tel au théâtre, pas de plaisir, pas de « bon sport ». L’époque est sensible aux différents styles du théâtre ancien parce qu’elle n’a pas trouvé de forme d’art en qui elle se reconnaisse. Notre manière de nous divertir est singulièrement anachronique. Brecht, qui admire l’élé-
gance du boxeur Samson-Körner (il
« boxe objectivement »), tente une ex-périence : adapter le charme plastique et le rythme d’un combat de boxe à la lutte qui oppose l’homme à l’homme.
Un petit employé, George Garga, et Shlink, un Maltais négociant en bois, se livrent en dix rounds un « combat en soi », pour le seul plaisir de l’affrontement (Dans la jungle des villes).
Thème d’une grande simplicité, qui contraste avec la variété des sources d’inspiration et des problèmes formels qui s’imposent à Brecht : les Brigands de Schiller, les éclairages de Jessner pour Othello, un roman de J. V. Jensen sur Chicago, la lecture d’Une saison en enfer ; et puis une double saveur qui, trente ans après, garde toute sa fraîcheur dans le souvenir de Brecht : celle de la banlieue d’Augsbourg, des allées de marronniers jaunissants, des cygnes au pied des remparts nageant
sur l’eau dormante ; celle surtout d’une expérience du langage, où les mots se combinent comme se mélangent des boissons fortes. « J’écrivais des scènes entières avec des mots sensibles et concrets, des mots d’une certaine ma-tière et d’une certaine couleur. Noyau de cerise, revolver, poche de pantalon, dieu de papier [...]. » Cependant, si Brecht arrive à exorciser la forme traditionnelle de la tragédie, il ne parvient pas à donner à cette lutte une signification véritable. L’isolement des hommes est si grand qu’aucun combat réel ne peut s’engager. Les spectateurs, à qui il demande de réserver tout leur intérêt pour le round final, assistent à « une simple séance de shadow ». Et pourtant Brecht est tout près de sa découverte capitale. En acceptant d’adapter et de mettre en scène l’Édouard II de Marlowe, il va éprouver la nécessité d’une interprétation de l’Histoire. Le combat spirituel n’existe pas. L’homme et le monde se transforment l’un par l’autre.
Le drame fondamental se joue au niveau non de la destinée individuelle, mais de la situation historique.
L’homme est pris dans un réseau
non de fatalités naturelles, mais de rapports sociaux. Il est vulnérable, parce que transformable à volonté. Créateur et produit, il vit ou meurt de ses contradictions. Agissez sur un rouage, tirez une ficelle et vous obtenez un autre homme.
[...] On peut faire tout ce qu’on veut d’un homme.
Le démonter, le remonter comme une mécanique
Sans qu’il y perde rien, c’est
magnifique !
s’extasie la veuve Begbick d’Homme pour homme : le mitrailleur Jeraiah Jip perd une touffe de cheveux et devient un dieu tibétain ; le débardeur Galy Gay sort pour acheter un poisson et se retrouve à la tête de l’armée britannique donnant l’assaut à la forteresse de Sir el Dchowr. Déshabillage, rha-billage. Démontage, remontage. Pre-nez garde à l’habit que vous endossez : il fait l’homme ! Un homme vaut un homme, pense Galy Gay. Imposteur et opportuniste, habile à supporter
toutes choses, le pauvre commissionnaire accepte sa propre mort, en qui il voit une « affaire ». Brecht vient de prendre conscience de l’aliénation et d’effectuer sa révolution coperni-cienne : « L’homme n’est rien du tout.
La science moderne a prouvé que tout est relatif. [...] L’homme est bien au centre, mais relativement. »
Le regard neuf qu’il
avait jeté sur la nature,
l’homme ne l’a pas porté
sur la société
La société moderne proclame avec la même vigueur la malléabilité du monde et l’immuabilité de la nature humaine. Brecht voit dans cette incohérence la source des difficultés et des injustices du système social et économique contemporain, ainsi que la matière même du nouveau théâtre de l’ère scientifique. Prenant appui sur le monde réel (un événement actuel ou un fait passé qui éveille une résonance dans la conscience de l’homme d’aujourd’hui), le théâtre peut donner une image de la vie sociale qui permette de la transformer. La représentation dramatique est ainsi conçue comme un modèle opératoire du monde. Brecht rompt avec la conception aristotélicienne de la tragédie (la catharsis, la purification par la terreur et la pitié) et avec le but que Hegel assigne au drame (« [...] le conflit, le principal, celui autour duquel tourne l’oeuvre, doit trouver dans la conclusion de celle-ci son apaisement définitif »). Le théâtre traditionnel donne une image erronée de la vie. Il divertit, c’est-à-
dire qu’il détourne le spectateur de la réalité humaine de son temps : les grands conflits sociaux. Il n’est plus guère qu’« une branche du trafic bourgeois de la drogue ». Le public est convié soit à s’identifier aux héros classiques et romantiques, à « profiter en parasite des purgations de Sophocle, des immolations de Racine... », soit à
accepter la description « objective »
d’un phénomène psychologique ou
historique. Dans les deux cas, le public joue un rôle passif. La salle est tout entière dominée par la scène. Brecht, au contraire, veut inviter le spectateur à voir dans le conflit représenté non un événement symbolique, mais une réalité vivante, à laquelle il doit participer par une attitude critique, cette attitude qu’il a spontanément devant la nature, downloadModeText.vue.download 78 sur 573