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La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4

1757

considérant un fleuve pour en régulariser le cours, un arbre pour le greffer.

Un ensemble de réformes

tendant à « littérariser »

le théâtre

Si les principes de la nouvelle dramaturgie ont été, pour Brecht, assez rapidement fixés, ses techniques dramatiques ont connu, en revanche, une remarquable évolution. Et plus qu’en découvertes de procédés scéniques ou littéraires, celle-ci consiste en de nouvelles dispositions d’éléments épars, mais présents dès ses premières pièces.

Le premier réflexe de Brecht est d’user de son arme favorite, la parodie. Voulant faire le procès du théâtre

« culinaire », il choisit sa forme extrême et compose un opéra. L’adaptation de l’Opéra du gueux de John Gay fournit à Brecht le prétexte d’un exposé critique de ce que le spectateur désire voir de la vie sur un théâtre. Or, le public bourgeois fit un triomphe à l’Opéra de quat’ sous : début d’une série de malentendus qui se poursuivra tout au long de la carrière de Brecht. Ou il est refusé comme un nihiliste, condamné comme un auteur à scandale, ou il est applaudi comme un poète (ainsi Pabst, dans son film pour la société Nero, transforme en élégie la satire sociale).

« Je suis, écrira Brecht à un comédien, dans l’état d’esprit d’un mathématicien à qui l’on assurerait : je suis d’accord avec vous, deux et deux font cinq. »

Il est vrai que son personnage même

étonne et irrite : tantôt précieux et né-

gligent, un cigare à la bouche, tantôt jouant au rustre provincial, exagérant son accent souabe. L’Opéra de quat’

sous est la première entreprise délibé-

rée de « littérarisation » du théâtre ; mais le mélange d’éléments formels (structure classique de l’opéra, scènes, airs et récitatifs) et d’éléments formulés (l’introduction dans le déroulement de la pièce de panneaux sur lesquels les titres des scènes sont projetés ; la rigoureuse séparation des trois plans : diction naturelle, déclamation, chant) s’y effectue avec trop d’élégance.

Brecht reconnaît son erreur et, sans abandonner son projet initial (« Même si l’on se proposait de mettre en discussion le principe de l’opéra, il faudrait faire un opéra »), entreprend de se corriger : avec Mahagonny, qui provoque un approfondissement de sa réflexion esthétique et un essai de définition du théâtre « épique », il choisit la violence, la caricature. Le tumulte qui accueille la première à Leipzig lui apprend qu’on ne peut respecter ses règles et transformer le théâtre bourgeois.

« Je n’écris pas pour la

racaille qui ne recherche

que l’émotion »

Brecht avait pensé exercer une action sur le public. Il se rend compte que tout son effort doit porter sur la structure même du théâtre. Mais, comme il l’affirmait dans le supplément littéraire de la Frankfurter Zeitung du 27 novembre 1927, « la transformation totale du théâtre ne doit pas être l’oeuvre d’un caprice d’artiste, mais simplement correspondre à la totale transformation spirituelle que connaît notre époque ».

Tirant la leçon de son échec, Brecht rejette les quatre éléments fondamentaux du théâtre traditionnel : la structure de la pièce, les acteurs, le public, le circuit habituel de distribution des salles de spectacle. Son théâtre, qui s’adresse à la raison, Brecht va l’expérimenter dans les écoles, les unions de jeunes, les associations ouvrières, grâce à des comédiens non professionnels. Usant principalement des possibilités des chorales ouvrières, il crée une forme théâtrale et musicale qui permet, par l’emploi des choeurs, la participation active du public à l’action : c’est le

Lehrstück, la « pièce didactique ».

Brecht s’inspire des pièces édifiantes jouées dans les collèges de jésuites de la Contre-Réforme, du théâtre classique espagnol et du nō japonais. Mais il joint à l’usage de formes éprouvées la pratique de techniques nouvelles : recherches musicales (il obtient la collaboration d’Hindemith pour le Vol des Lindberghs et l’Importance d’être d’accord), possibilités offertes par les moyens de diffusion tels que le cinéma et la radio.

Pour traduire et comprendre la so-ciété moderne, acteurs et chanteurs se servent des meilleurs outils qu’elle peut leur fournir. Ainsi s’instruisent-ils en enseignant. Mais qu’enseignent-ils ? « L’avenir du théâtre est dans la philosophie », écrit Brecht en 1929. Or, sa philosophie se constitue lentement.

Il lui faut une douzaine d’années pour passer du nihilisme au communisme.

Et cette évolution s’accomplit moins à travers une réflexion politique qu’au moyen d’une ascèse morale. Plus

que prédication d’une vérité acquise, les « pièces didactiques » (le Vol des Lindberghs, Celai qui dit oui, celui qui dit non, la Décision, l’Exception et la règle) sont le lieu de cette transformation intellectuelle. La plus grande capacité de transformation de la nature implique la réduction de l’homme à sa

« plus petite grandeur », le renoncement de l’individu à soi-même dans l’intérêt de la collectivité. Cette ascèse se veut apprentissage du monde et non oblation mystique. Mais sa signification est ambiguë. Un critique marxiste reproche à Brecht de « nier systématiquement l’individu, la personne », tandis que le catholique Karl Thieme écrit à propos de Celui qui dit oui : « Depuis des siècles, nous n’avions entendu la vérité chrétienne de façon aussi claire, aussi simple, aussi directe que dans cette pièce bouleversante... » Brecht a voulu donner une leçon de réalité, mais il a ramené la conscience de l’action, de la stratégie politique, à une attitude purement éthique. L’apport positif, définitif, des Lehrstücke, réside dans le refus du « héros ». Cet anéantissement personnel n’a cependant de sens que s’il prépare à une action concrète. Mais au moment où la forme de la « pièce didactique » n’est justement plus pour

Brecht qu’une forme, deux pièces prolongent l’expérience de l’être humain qui abandonne la vie privée pour l’action politique générale. Elles tracent chacune un itinéraire exemplaire : l’un dans l’accession à la conscience révolutionnaire (la Mère), l’autre dans le confinement à l’attitude morale : rhabillée en soldat de l’Armée du salut, Jeanne Dark, qui a reculé devant l’épreuve de la grève, meurt en Sainte Jeanne des Abattoirs.

Brecht est désormais en possession de l’essentiel de son esthétique : il sait qu’il n’a plus à rendre intelligible un conflit ou un procès, mais à présenter dans son déroulement, c’est-à-dire dans ses contradictions, un comportement humain qui est par lui-même intelligible. Et les deux figures du diptyque, sainte Jeanne et la mère Pélagie Vlassova, sont à un autre titre exemplaires : dévoyées ou militantes, ce sont des femmes qui porteront le poids de la parabole brechtienne. Dans son théâtre, mis à part Galilée et la silhouette diffuse de l’aviateur, symbole de l’ère scientifique, l’histoire se fait par la femme et singulièrement par la mère. Présente dans Tambours dans la nuit, charnelle encore dans l’adaptation de Gorki, la maternité trouvera son accomplissement dans le Cercle de craie caucasien : Groucha n’est plus la mère par le sang, mais par la peine et la bonté. La véritable maternité est la maternité sociale.

Ce sont ces thèmes que Brecht va approfondir dans l’exil, avec d’autant plus d’inquiétude et d’exigence qu’il se verra rejeté plus loin de l’Allemagne.

Brecht, si peu attaché aux objets, emmena pourtant avec lui un rouleau chinois illustrant la légende de Lao-Tseu. Cette peinture, Max Frisch la vit en 1948, dans la petite mansarde que Brecht occupait à Herrliberg, près de Zurich : alors qu’il a décidé de quitter ses habitudes et son pays, Lao-Tseu se montre sensible à la prière d’un pauvre douanier ; il accepte de consigner par écrit, à l’usage des humbles, la somme de ses expériences.