mentaire de théâtre épique naturel : le témoin oculaire d’un accident en mime les circonstances devant des passants attroupés. Cette représentation quotidienne est le prototype de la scène du théâtre épique. Elle a les caractères d’une description, d’une démonstration, d’une reproduction limitée : le narrateur justifie les moyens employés par la fin poursuivie. Il ne cherche pas systématiquement à recréer l’angoisse ou l’horreur ; la « prise en charge »
de certaines émotions n’est qu’un des éléments de la démonstration, une des formes de la critique. Les caractères des personnages se déduisent de leurs actions. Un théâtre qui adopte ce point de vue s’oppose au théâtre traditionnel, qui présente les actions comme découlant irrésistiblement des caractères, ainsi que d’une loi naturelle. Le narrateur ne laisse jamais oublier qu’il
n’est pas le personnage représenté, mais le démonstrateur. Il n’est même pas nécessaire qu’il soit particulièrement habile. L’effet d’éloignement —
et la possibilité de jugement — sera considérablement renforcé si, incapable d’exécuter un geste aussi rapidement que l’accidenté, il se contente d’ajouter : « Lui s’est déplacé trois fois plus vite. » Le public ne voit pas un amalgame du personnage et du narrateur, non plus qu’un tiers autonome et harmonieux, aux contours flous héri-tés de l’un et de l’autre, comme dans le théâtre de Stanislavski. « Les opinions et les sentiments du démonstrateur ne se confondent pas avec les opinions et les sentiments du personnage représenté. »
Chez Brecht, on joue froid
On comprend du même coup le style de jeu de l’acteur « épique ». Brecht a consacré une grande part de son activité à la formation des comé-
diens. L’acteur qui doit provoquer la réflexion du spectateur doit éviter de le mettre en transes. Il n’a donc pas à s’y mettre lui-même. Il doit garder sa souplesse, son naturel. Ne voulant pas que le public adopte automatiquement les sentiments de son personnage, il montrera que ses propres sentiments ne se confondent pas avec ceux du personnage qu’il représente. Il ne se laisse donc jamais aller à une complète métamorphose. Brecht note dans son Petit Organon pour le théâtre : « Une critique du genre « Il ne jouait pas le rôle downloadModeText.vue.download 80 sur 573
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4
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de Lear, il était Lear » serait pour lui le pire des éreintements. » Les comédiens ont à leur disposition bien des moyens de résister à la tentation de l’identification. Brecht leur conseille d’imiter la technique du camelot qui mime, par exemple, un dandy en parlant de lui à la troisième personne ; les acteurs peuvent échanger leurs rôles, mettre leur texte au passé, transposer les vers en prose, le style soutenu en dialecte régional, énoncer à haute voix les indications scéniques. Brecht propose
en modèle l’art du comédien chinois.
En 1935, à Moscou, il a assisté à une démonstration de Mei Lan-fang et de sa troupe. Comme un acrobate, l’artiste chinois choisit la position qui l’expose le mieux au regard. Et il s’observe lui-même. Brecht s’est également inspiré de la simplicité avec laquelle le théâtre chinois résout les problèmes matériels de mise en scène. Non pas stylisation, mais schématisme ; volonté d’indiquer et non de suggérer : un général porte sur ses épaules autant de petits drapeaux qu’il commande de régiments ; un simple masque désigne le caractère. Brecht, qui a beaucoup utilisé le masque dans son théâtre, a d’ailleurs pris soin d’en distinguer l’emploi de celui qu’en faisaient les théâtres antique et médiéval : ces masques d’hommes ou d’animaux dérobaient à l’intervention du spectateur une réalité dont ils faisaient quelque chose d’immuable. Le masque est chez Brecht un des nombreux « filtres » qui permettent de retenir dans la réalité un réseau de significations. Filtre également l’emploi des sonorités du vers de Schlegel pour rendre plus sensible la parabole d’Arturo Ui, par le décalage entre la noblesse du rythme et la vulgarité du dialogue ; filtre, les intermédiaires que Brecht place entre le lecteur et César (un jeune biographe passionné, l’ancien banquier du dictateur, le secrétaire de César) pour lui faire comprendre que le conquérant n’est que « la ré-
sultante des forces qui se disputaient alors Rome » ; filtre, les changements d’éclairage et de décor effectués à vue ; filtre, la musique qui n’« accompagne » pas le spectacle, mais le commente ; filtre encore, la chorégraphie, car l’élégance d’un mouvement d’ensemble est par elle-même un procédé d’éloignement. « Que les arts frères de l’art dramatique, écrit Brecht en 1948, soient donc invités dans notre maison, non pour fabriquer l’oeuvre d’art totale dans laquelle ils se perdraient tous, mais pour faire avancer la tâche commune ensemble et chacun selon sa manière. »
« Écrire, planter, voyager,
chanter, être amical »
Car ce n’est pas une communion d’es-thètes que recherche Brecht par son
théâtre. C’est la participation de tous, chacun selon ses moyens, à l’entreprise de rénovation du monde. Ainsi attend-il beaucoup des critiques des spectateurs, lors des débats qui suivent les représentations de ses principales pièces ; ainsi s’efforce-t-il de guider et de stimuler la réflexion des acteurs et des metteurs en scène par des « mo-dèles », dossiers techniques et photographiques décrivant les principales mises en scène du Berliner Ensemble, et exposant les difficultés et les discussions auxquelles ont donné lieu les répétitions de ses pièces : « Quelque chose, écrivaient Brecht et Neher en 1948, qui s’apparente au Clavecin bien tempéré. » Mais le Petit Organon pour le théâtre s’achève sur cette affirmation : « [...] le mode d’existence le plus facile est dans l’art ». L’art n’est qu’une préface à l’action. Brecht craignait que le caractère épique de son théâtre fût tenu pour une « catégorie de l’esthétique formelle » et non pour une « catégorie sociale ». Aussi ses dernières pièces relèvent-elles d’un théâtre dialectique, qui multiplie les médiations entre spectacle et spectateur. Le Cercle de craie caucasien mêle la légende chinoise, la technique japonaise du récit, les panoramas de Bruegel, le rythme des Marx Brothers, les styles et les tons, la violence et la poésie. Chanteurs et récitants interviennent, expliquent, commentent.
Le théâtre est dans le théâtre. Brecht ressent un besoin d’union, de solidarité avec tous et avec toutes choses.
À ce désir d’amitié, de réconciliation, de paix dans un monde où il n’a cessé de déplorer l’impossibilité de la bonté, correspond la tendance à prendre ses distances vis-à-vis de lui-même, à éprouver son être, ses souvenirs. C’est la raison, dans ces dernières années, de son retour à la poésie. Les Élégies de Buckow établissent le bilan de tous les moments (paysages, êtres, lumières, impressions) qui font de la vie une source de joies et de possibilités humaines. Quelques jours avant sa mort, il croit apercevoir à travers sa vitre sur le sureau du jardin, pareil à celui de son enfance à Augsbourg, quelque chose de rouge et de noir : Pendant quelques minutes, très sérieusement, je me demande
Si je dois aller chercher mes lunettes sur la table
Pour mieux voir les baies rouges sur les branchettes noires.
Ce dernier retour à l’enfance est le signe de l’acceptation lucide d’une vie dans ses doutes et ses certitudes, dans ses colères et ses actes de foi. Une vie qui le fondait à écrire :
Mais vous, quand le temps sera venu Où l’homme aide l’homme,
Pensez à nous
Avec indulgence.
Un modèle de la nouvelle
dramaturgie :
« le Cercle de craie
caucasien »
Dans un village caucasien détruit par la guerre, deux kolkhozes se disputent une parcelle de terre. Pour trancher la question, le délégué à la reconstruction demande à un poète de la ville de faire le récit d’une vieille légende : lors d’une révolution, l’enfant d’un gouverneur, abandonné par sa mère, est sauvé par une servante, Groucha, qui, cédant à la « tentation de la bonté », lui sacrifie sa vie. Le gouverneur ayant recouvré le pouvoir, sa femme demande au juge que lui soit rendu son fils. Le juge fait tracer un cercle au milieu duquel on place l’enfant : celui-ci appartiendra à la femme qui réussira à le faire sortir du cercle en le tirant par le bras. Groucha refuse de déchirer l’enfant qu’elle a élevé : le juge la reconnaît pour la vraie mère. La représentation de la parabole a dissipé les incertitudes des paysans russes : « Les enfants à celles qui sont maternelles... et la vallée à ceux qui l’irriguent, afin qu’elle donne des fruits. »