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d’une nation. Mais si l’on acceptait cette définition, il faudrait exclure

alors du genre épique tant de grandes oeuvres représentatives, comme celles, à titre d’exemple, d’Hésiode, de Virgile, de Dante et de John Milton. Un poème que l’on peut qualifier d’épique peut être composé aussi bien avec que sans l’aide d’écriture et traiter des sujets très variés : non seulement des mythes et des légendes héroïques, mais aussi des faits historiques, des hagio-graphies, des fables d’animaux, etc. Il est même des épopées qui sont purement philosophiques ; il en est d’allé-

goriques, de satiriques, et bien d’autres encore. Il reste cependant que la poé-

sie épique est particulièrement apte à transmettre, sans le support d’écriture, un corps de récits traditionnels et que des peuples, un peu partout dans le monde et à diverses époques, l’ont utilisée effectivement à cette fin, soit parce que l’usage d’une graphie n’était pas suffisamment répandue chez eux, soit parce que la tradition ainsi transmise avait un caractère ésotérique qui interdisait sa mise par écrit. La matière d’une telle poésie orale traditionnelle est constituée généralement, d’une part, par des mythes relatifs aux actions divines qui créent et maintiennent l’ordre actuel de l’univers et, d’autre part, par des légendes concernant les exploits des héros des temps passés.

Encore convient-il de noter que la distinction est loin d’être nette entre ces deux catégories. Les gestes de certains héros, comme celles de Väinämöinen dans le Kalevala, par exemple, ou celles de Maui dans la tradition polynésienne, peuvent avoir fréquemment la valeur d’un mythe cosmogonique.

Les héros font d’ailleurs souvent l’objet d’un véritable culte, comme en Inde notamment, ou dans la Grèce ancienne, et les poèmes relatant leurs exploits sont considérés comme des textes sa-crés, dont le maniement peut produire des effets magiques. Ainsi, il est dit en Inde que « le simple fait de la lecture du Mahābhārata remet tous les péchés sans exception » et que « quiconque lit ou entend le Rāmāyaṇa est libéré de tout péché ». En Mongolie, on croit que la récitation d’une épopée (üliger) par un barde professionnel peut attirer la présence réelle de dieux et de héros, qui accordent toutes sortes de bienfaits lorsque le poème est dit exactement et à des moments où sa récitation est

autorisée. Autrement, celle-ci peut provoquer au contraire leur colère et avoir de dangereuses conséquences.

Certains héros semblent du reste

avoir été réellement des divinités à l’origine. C’est le cas, notamment, des deux plus illustres personnages dans l’épopée Narte du Caucase du Nord : Batraz et Soslan-Sozyryko ; le premier, en effet, comme l’a montré Georges Dumézil (né en 1898), prolonge clairement le dieu guerrier fulgurant des Scythes, qu’Hérodote identifie avec Arès, et le second se montre nettement comme un dieu solaire transformé en héros. Il va sans dire toutefois que tous les héros qui figurent dans les épopées ne sont pas d’anciens dieux déchus ; loin de là. Il existe en effet des héros dont on peut établir avec certitude l’historicité, comme par exemple Charlemagne, Roland et Guillaume

d’Orange dans les chansons de geste, ou Dietrich von Bern et Attila dans les épopées germaniques ; il y en a d’autres qui sont sans doute des produits purement littéraires. Il arrive souvent aussi à la poésie épique de traiter de hauts faits accomplis par des personnalités vivantes et dont le poète a même pu être parfois un témoin oculaire. En Inde, en effet, les fils d’un kṣatriya et d’une brahmanī, ou d’un vaiśya et d’une fille kṣatriya, qui constituaient une caste particulière de poètes de cours, les sūtas, étaient en même temps les cochers du roi, qu’ils accompagnaient à la guerre et à la chasse, de façon à voir ses exploits. Chez les Noirs foulbés du Soudan, lorsqu’un guerrier part en quête d’aventures, il emmène comme porteur de son bouclier un poète (mabo), qui célébrera par la suite ses actions héroïques dans un poème épique appelé baudi.

Mais en fait les héros des épopées, quelles que soient leurs origines, présentent en règle générale plus ou moins d’affinité avec les dieux des mythologies. C’est qu’une poésie

épique, même lorsqu’elle relate des événements historiques ou contemporains, ne vise jamais à reproduire avec exactitude les faits réels. Elle tend toujours plutôt à présenter des faits exemplaires, qui serviront de paradigmes aux comportements de ses auditeurs,

et, partant, à constituer ses récits et ses personnages en conformité de modèles prototypiques, que l’on retrouve aussi dans les mythes. Certains de ces mo-dèles sont des archétypes, qui font partie sans doute de la structure d’un inconscient commun à tous les hommes, puisque leur fonctionnement en tant que schèmes ordinateurs de représentations se laisse déceler non seulement dans les mythes, légendes et contes folkloriques d’un grand nombre de peuples à travers le monde, mais aussi dans les images oniriques de n’importe quel sujet. D’autres appartiennent en propre à une nation ou civilisation, soit parce qu’ils sont donnés directement par des mythes ou types divins originaux, soit parce qu’il s’agit des cadres conceptuels que cette nation ou civilisation a créés pour saisir le réel dans un nombre limité de grandes catégories constituant un système cohérent. Les ethnologues ont montré en effet que chaque civilisation invente pour son compte un tel système classificatoire

— on en trouvera un bon exemple,

celui des Indiens Zuñis du Nouveau-Mexique, dans un beau livre de Jean Cazeneuve, Les dieux dansent à Cibola le shalako des Indiens Zuñis (1957) —, qui constitue une « métaphysique » au sens propre, comme dit Roger Bas-tide. Une fois organisés en système, toutefois, ces cadres peuvent agir très bien aussi au niveau subconscient, en conditionnant les oeuvres de la pensée dans tous les domaines. Cependant, on peut les étudier particulièrement bien dans les épopées, qui, étant de longs récits coordonnés, composés de divers épisodes où se confrontent des personnages représentant des types variés, donnent à observer leur fonctionnement de multiples façons.

L’histoire de la guerre de Troie, par exemple, qui constitue, comme on le sait, la matière la plus importante de l’épopée en Grèce, pourrait perpétuer le souvenir d’un événement produit vers 1190 av. J.-C., la destruction de Troie VIIa, qui aurait pu être causée réellement par une armée grecque conduite par un roi de Mycènes. La tradition épique l’a pourtant refondue complè-

tement de façon à la conformer à des schèmes mythiques et idéologiques que les Grecs avaient hérités de la civi-

lisation commune des Indo-Européens.

C’est ainsi que les épopées présentent cette guerre comme ayant été organisée par deux frères, Agamemnon et Ménélas, en vue de récupérer la femme de ce dernier, qui avait été enlevée.

On reconnaît là aisément l’influence d’un mythe indo-européen bien connu, concernant les fils jumeaux du Ciel (les Aśvin Divo napātā dans le Rigveda ; Dieva deli dans les chants folkloriques lettes ; Dievo suneliai dans ceux des Lituaniens) entreprenant la délivrance d’une fille du Soleil (Sūryā ou Duhitā

Sūryasya en Inde ; Saules meitas chez les Lettes ; Saules dukterys en Lituanie), qui est à la fois leur soeur et leur épouse commune.

Certes, les motifs de l’inceste et de la polyandrie, qui faisaient partie inté-

grante du mythe, ont été épurés apparemment de l’épopée. Mais en fait la fable conserve des traces de ces élé-

ments. D’après une légende, en effet, Hélène, lorsqu’elle était encore jeune fille, fut enlevée par Thésée, qui la conduisit à Aphidna pour la confier à sa mère Aethra : elle fut sauvée ensuite par ses frères, les Dioscures. Dans l’Iliade même (III, 236-244), du reste, ignorant la mort de ceux-ci survenue après son départ de la Lacédémone, elle s’étonne de ne pas les apercevoir dans les rangs des Achéens, en les considérant comme les vengeurs les plus naturels de l’atteinte à son honneur. La femme d’Agamemnon, Clytemnestre, d’autre part, est une soeur jumelle d’Hélène, son doublet en quelque sorte.