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Des murmures excités coururent dans les rangs de fidèles, certains allant jusqu’à faire un pas vers la silhouette écarlate qui flottait toujours au-dessus du Myrddraal.

Bors lui-même se sentit transporté d’enthousiasme par cette promesse – l’avenir radieux au nom duquel il avait vendu son âme une bonne centaine de fois.

— Le Retour est proche, continua Ba’alzamon, mais il y a encore beaucoup à faire. Oui, beaucoup…

Sur la gauche du maître, l’air scintilla puis sembla se solidifier, dessinant la silhouette d’un jeune homme dont les traits se précisèrent peu à peu. Troublé, Bors lui-même ne parvint pas à déterminer s’il s’agissait d’une illusion ou d’un être vivant. Ce campagnard – à ses vêtements, on ne pouvait avoir de doutes – aux yeux marron brillant d’espièglerie affichait un demi-sourire, comme s’il était en train de se rappeler (ou de préparer) une bonne blague. Sa peau semblait bel et bien vivante, mais sa poitrine ne se soulevait pas et son regard demeurait anormalement fixe.

Sur la droite de Ba’alzamon, l’air scintilla également, donnant très vite naissance à une autre apparition qui flottait comme la première très légèrement au-dessous du niveau où se tenait le maître. Costaud comme un forgeron, il n’était qu’un autre jeune péquenot, mais aux cheveux bouclés, celui-ci. Bizarrement, une hache de guerre était glissée à sa ceinture, son tranchant en demi-lune brillant comme un soleil miniature. Mais il y avait plus étrange encore, constata Bors en tendant le cou pour mieux voir. Des yeux jaunes ! Un fichu péquenot aux yeux jaunes !

Aux pieds de Ba’alzamon, une troisième silhouette apparut. Encore un paysan, très grand, ses yeux gris aux reflets presque bleus, selon l’incidence de la lumière, semblant lancer un défi sous sa tignasse d’un roux foncé.

Là encore, une surprise attendait l’homme qui se nommait lui-même Bors. Mais, au fond, au nom de quoi se serait-il attendu à des choses banales, en ces lieux et en cette compagnie ?

Sur la hanche gauche, le fermier portait une épée à la longue poignée ornée d’un héron de bronze, tout comme le fourreau dans lequel elle reposait.

Un bouseux avec une épée au héron ? C’est impossible ! Une chose pareille n’a aucun sens. Mais que dire d’un garçon aux yeux jaunes ?

Du coin de l’œil, Bors nota que le Myrddraal lorgnait les trois apparitions. Et, s’il tremblait toujours, ce n’était plus de terreur, mais de haine.

Avant de continuer, Ba’alzamon laissa s’approfondir encore le silence de mort qui s’était abattu sur l’assistance.

— Un jeune homme arpente le monde, et c’est lui qui fut le Dragon. Bientôt, il le sera de nouveau, mais ce n’est pas encore le cas.

Des exclamations houleuses montèrent de l’assistance.

— Le Dragon Réincarné ! s’écria le militaire du Shienar, sa main volant vers la poignée de son épée imaginaire. Nous allons devoir le tuer ?

— Ce n’est pas exclu, répondit Ba’alzamon, mais pas certain non plus, car il pourrait m’être utile. En fin de compte, c’est ce qu’il adviendra, dans cet Âge ou dans un autre.

L’homme qui se nommait lui-même Bors tressaillit.

Dans cet Âge ou dans un autre ? Je croyais que le Retour était imminent… Que m’importe ce qui se passera dans un nouvel Âge, si je vieillis et finis par mourir dans celui-ci ?

— La Trame s’infléchit déjà : un des multiples croisements où celui qui deviendra le Dragon peut s’engager sur le chemin qui le conduira à me servir. Il faut que ça arrive ! Je préférerais l’avoir vivant plutôt que mort mais, mort ou vif, il devra passer dans mon camp. Regardez bien ces trois garçons, car tous sont des fils de la Trame que j’entends tisser, et il vous reviendra d’assurer qu’ils soient placés ainsi que je le désire. Gravez leurs traits dans votre mémoire, afin qu’ils n’en sortent plus jamais.

Un silence écrasant suivit la dernière phrase de Ba’alzamon. Mal à l’aise, car il lui semblait que tous les sons venaient de disparaître à jamais, Bors sauta nerveusement d’un pied sur l’autre. Du coin de l’œil, il vit que les autres invités l’imitaient – tous sauf l’Illianienne, constata-t-il, surpris. Les mains posées à plat sur sa poitrine, comme si elle entendait voiler la délicate rondeur de ses seins, elle écarquillait les yeux – un mélange d’extase et de terreur, semblait-il. De temps en temps, elle hochait la tête, comme si quelqu’un s’adressait à elle. Par moments, ses lèvres remuaient, comme si elle répondait à une question, mais pas un son n’en sortait. Soudain, se dressant sur la pointe des pieds, elle arqua le dos, basculant en arrière. En toute logique, elle aurait dû tomber, mais Bors supposa que quelque chose la retenait. Après quelques secondes, ses talons reprirent contact avec le sol et elle hocha de nouveau la tête, tremblant comme une feuille.

À l’instant même où l’Illianienne cessa de trembler, une des deux Aes Sedai sursauta puis se mit à son tour à hocher humblement la tête.

Ainsi, chacun de nous reçoit directement ses ordres et n’entend pas ceux que reçoivent les autres…

L’homme qui se nommait lui-même Bors en marmonna de désagrément. S’il avait connu les instructions d’un seul de ses compagnons, cela aurait sûrement pu lui être utile, mais le maître avait tout prévu… Bouillant d’impatience au point d’oublier de se ratatiner, Bors attendit que son tour vienne.

Tous les invités reçurent leurs ordres. Aucun ne parla, mais leurs réactions étaient autant d’indices faciles à interpréter – enfin, à condition d’avoir un minimum d’informations. L’homme à la peau noire qui appartenait au Peuple de la Mer – les Atha’an Miere, ainsi qu’ils s’appelaient eux-mêmes – se raidit comme s’il n’acquiesçait qu’à contrecœur. Le militaire du Shienar trahit son trouble du début à la fin de son « dialogue » avec le maître. La seconde Aes Sedai tressaillit comme si elle venait d’encaisser un terrible choc et la silhouette vêtue de gris au sexe indéfinissable secoua la tête, tomba à genoux et finit par acquiescer comme les autres.

À l’instar de l’Illianienne, des hommes et des femmes arquèrent le dos comme si la douleur les forçait à le faire.

— Bors…

L’homme qui se nommait lui-même ainsi sursauta lorsqu’un masque rouge sang emplit son champ de vision. Curieusement, il voyait toujours la salle, la silhouette de Ba’alzamon et les trois garçons qui l’entouraient. En même temps, il aurait juré que le masque rouge lui voilait le reste du monde. Mal assuré sur ses jambes, le crâne douloureux comme s’il allait imploser, Bors eut le sentiment que ses yeux menaçaient de jaillir de leurs orbites. Un instant, il crut voir des flammes derrière les fentes du masque.

— Bors, es-tu loyal ?

L’ironie de Ba’alzamon glaça les sangs de son suppôt.

— Bien sûr, Grand Seigneur… Et je ne peux rien te cacher.

Je suis loyal, je le jure !

— C’est vrai, tu ne peux rien me cacher.

Une simple constatation, comme si ça coulait de source… La bouche sèche, Bors se força quand même à parler :

— Ordonne, Grand Seigneur, et je t’obéirai.

— Pour commencer, tu dois retourner au Tarabon et continuer ton œuvre salvatrice. À vrai dire, je t’ordonne même de redoubler de zèle.