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Surpris, Bors sonda le regard de son maître. Des flammes crépitant de nouveau derrière les fentes du masque, il inclina humblement la tête – un excellent prétexte pour se dérober au contact visuel de Ba’alzamon.

— Il en sera fait selon ta volonté, Grand Seigneur.

— Ensuite, tu devras surveiller les jeunes gens et t’assurer que tes adeptes fassent de même. Mais sache que ces trois humains sont dangereux.

L’homme qui se nommait lui-même Bors jeta un coup d’œil aux trois images en suspension autour de Ba’alzamon.

Comment est-ce possible ? Je les vois, et pourtant le masque rouge est comme une muraille devant mes yeux.

— Dangereux, Grand Seigneur ? Des paysans ? L’un d’entre eux est-il… ?

— Une épée est dangereuse pour l’homme qui se trouve face à sa pointe, pas pour celui qui tient sa poignée. Sauf si c’est un crétin incompétent – dans ce cas, l’arme est deux fois plus dangereuse pour lui que pour quiconque d’autre. Contente-toi de savoir que je veux que tu les surveilles. Obéis, et tout ira bien.

— Il en sera fait selon ta volonté, Grand Seigneur !

— Enfin, il y a ceux qui ont accosté sur la pointe de Toman, et aussi les Domani… Mais tu ne parleras de ça à personne. Une fois de retour au Tarabon…

Alors qu’il écoutait, Bors prit conscience qu’il était bouche bée. Ces ordres n’avaient aucun sens !

Si je connaissais ceux des autres, au moins en partie, je pourrais reconstituer le puzzle…

Bors eut soudain le sentiment qu’un géant venait de refermer la main sur son crâne, lui écrasant les tempes. Le monde explosa en un kaléidoscope de couleurs, chaque éclair devenant une image qui passa devant son œil mental, souvent bien trop vite pour qu’il puisse la saisir dans toute sa complexité.

Un impensable ciel constellé de nuages striés de rouge, de jaune et de noir défila devant lui à une vitesse folle, comme s’il était propulsé par le vent le plus puissant que le monde ait jamais connu. Une femme ou une jeune fille vêtue de blanc se découpa dans les ténèbres et se volatilisa aussi vite qu’elle était apparue. Un corbeau plongea un œil dans le sien, lisant en lui comme dans un livre ouvert, puis se désintégra en une fraction de seconde. Vêtu d’une armure et d’un casque qui le faisaient ressembler à un insecte géant venimeux, un guerrier leva son épée et bondit sur le côté, hors de vue de Bors. Un cor doré fendit l’air, venant d’incroyablement loin, et une unique note aiguë en monta, déchirant l’âme de Bors. Au dernier moment, l’instrument explosa en une gerbe de lumière dorée qui traversa le corps de Bors, lui glaçant jusqu’à la moelle des os. Puis un loup bondit, s’arrachant à quelque incroyable puits de ténèbres, lui sautant à la gorge pour la déchiqueter. Incapable de crier, il se laissa emporter par les flots de la mort et du temps. Qui était-il ? Impossible de le dire ! Alors que des flammes pleuvaient du ciel, la lune et les étoiles les suivirent dans leur chute. Les fleuves saturés de sang débordèrent, les morts se relevèrent, la terre s’ouvrit et des geysers de lave en jaillirent…

L’homme qui se nommait lui-même Bors reprit conscience de son existence. Accroupi dans la grande salle, au milieu de ses compagnons, il était désormais l’objet de l’attention générale. Qu’il regarde en haut, en bas, à droite ou à gauche, le visage voilé de rouge de Ba’alzamon lui apparaissait, occultant toujours le monde. Les images qui avaient défilé dans son esprit s’effaçaient déjà, certaines étant sans doute gommées à tout jamais de sa mémoire.

— Grand Seigneur, que signifie… ? commença Bors en se relevant à demi, ignorant toujours si c’était la bonne chose à faire.

— Certains ordres sont trop importants pour être connus, y compris par ceux qui doivent les exécuter.

L’homme qui se nommait lui-même Bors se plia en deux – la plus profonde révérence qu’il eût jamais faite.

— Qu’il en aille selon ta volonté, Grand Seigneur, croassa-t-il.

Une fois debout, il se retrouva seul dans l’extraordinaire silence. Désormais, le haut seigneur de Tear menait une conversation qu’il était seul à entendre, et approuvait du chef des paroles qui ne concernaient que lui.

Bors posa une main tremblante sur son front, comme s’il tentait de retenir les images qui venaient de défiler sous son crâne. Mais tenait-il tant que ça à se souvenir ?

Se souvenir de quoi, pour commencer ?

Je sais qu’il y a eu quelque chose, mais quoi ? Allons, c’était là et bien là !

Bors se frotta les mains, eut une grimace de dégoût en sentant qu’elles étaient poisseuses de sueur sous ses gants, puis il tourna la tête vers les images si criantes de vérité des trois jeunes gens.

Le costaud aux cheveux bouclés, l’échalas armé d’une épée et l’éternel sale gosse espiègle… D’instinct, Bors leur avait déjà distribué des surnoms : le Forgeron, l’Escrimeur et le Farceur.

Quelle est leur place dans le puzzle ?

À l’évidence, ils étaient importants, sinon Ba’alzamon n’aurait pas fait d’eux le point focal de cette réunion. Mais si Bors se fiait à ses ordres, ils étaient susceptibles de mourir à n’importe quel moment, et d’autres invités, à coup sûr, avaient dû recevoir des instructions tout aussi radicales les concernant.

Quelle est leur importance ?

Les yeux gris-bleu évoquaient la noblesse d’Andor – mais dans de tels vêtements ? – et on trouvait des habitants des Terres Frontalières aux yeux clairs, ainsi que quelques ressortissants de Tear. Il y en avait aussi au Ghealdan, et… Non, cet indice-là ne menait à rien.

Mais les yeux jaunes ? Qui sont ces garçons ? Et que sont-ils ?

Sentant qu’on lui tapotait le bras, Bors leva les yeux et vit qu’un jeune serviteur se tenait à ses côtés. Les autres étaient de retour aussi, et même avec des renforts, puisqu’il y avait à présent un domestique par hôte. En revanche, Ba’alzamon s’était volatilisé. Le Myrddraal aussi – et la porte, dans le mur du fond, avait également disparu. Il ne restait plus que les trois silhouettes, et Bors aurait juré qu’elles le dévisageaient.

— Si vous voulez bien, mon seigneur Bors, je vous conduirai à votre chambre.

Évitant de croiser le regard mort du valet, Bors jeta un dernier coup d’œil aux trois péquenots, puis il emboîta le pas à son guide, se demandant comment il avait su par quel nom l’appeler. Une fois franchie la porte ornée d’étranges sculptures, et après avoir fait une dizaine de pas en compagnie du serviteur, Bors s’avisa qu’ils étaient seuls dans le couloir. Fronçant les sourcils sous son masque, il voulut parler, mais le domestique le devança :

— Les autres invités sont également guidés jusqu’à leur chambre, seigneur. Nous devrions d’ailleurs accélérer le pas, parce que le temps presse – et l’impatience de notre maître ne vous est sans doute pas inconnue.

Bors serra les dents, agacé par cette façon de noyer le poisson et d’impliquer – le « notre maître » – que le larbin et lui étaient sur un pied d’égalité. Il s’abstint cependant de tout commentaire. Seuls les imbéciles s’en prenaient aux domestiques, et, si on considérait le regard mort de celui-ci, ça risquerait d’être parfaitement inutile.

Mais comment a-t-il deviné la question que j’allais poser ?

Le serviteur eut un petit sourire.

L’homme qui se nommait lui-même Bors ne se sentit pas à l’aise avant d’avoir réintégré la pièce où il avait laissé ses affaires. Même là, il continua à éprouver une gêne indéfinissable. Constater que les sceaux apposés sur ses sacoches de selle étaient intacts ne parvint même pas à le réconforter.