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Le serviteur s’arrêta sur le seuil de la chambre.

— Vous pouvez remettre vos vêtements personnels, si ça vous chante. Personne ne vous verra partir d’ici ni atteindre votre destination. Cependant, il serait sans doute préférable d’être vêtu de la façon appropriée, à ce moment-là. Quelqu’un viendra bientôt vous montrer le chemin…

Comme si une main invisible la poussait, la porte se referma toute seule.

Bors ne put s’empêcher de frissonner de la tête aux pieds. Brisant les sceaux et ouvrant les boucles d’une sacoche, il en sortit sa cape habituelle. Tout au fond de sa tête, une voix demandait si tout le pouvoir du monde – même avec l’immortalité en prime – méritait qu’il revive un jour une expérience comme celle-là.

Il réduisit au silence la voix impertinente.

Allons, pour un tel pouvoir, je serais capable de chanter les louanges du Ténébreux sous le Dôme de la Vérité !

Se remémorant les ordres de Ba’alzamon, Bors passa délicatement une main sur le soleil qui ornait le côté gauche de sa cape blanche – un astre étincelant superposé à un bâton de berger rouge sang.

L’emblème de sa charge dans le monde des hommes. Une charge écrasante, car il y avait encore du pain sur la planche pour lui au Tarabon et dans la plaine d’Almoth.

1

La Flamme de Tar Valon

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue –, un vent se mit à souffler dans les montagnes de la Damnation. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Prenant naissance parmi les pics noirs déchiquetés, où la mort rôdait le long des hautes passes en se défiant de créatures encore plus dangereuses qu’elle, ce vent soufflait vers le sud à travers la forêt souillée par le contact du Ténébreux et connue sous le nom de Flétrissure. L’odeur écœurante de corruption charriée par la brise se dissipait nettement avant le passage de la ligne invisible qui marquait la frontière du Shienar, un royaume où les floraisons printanières s’épanouissaient sur les branches de tous les arbres. En réalité, on aurait déjà dû être en été, mais l’hiver s’était incrusté et la nature, même si elle mettait depuis les bouchées doubles, n’avait pas encore rattrapé son retard. En l’état actuel des choses, les feuilles vert pâle et les bourgeons restaient majoritaires et les céréales, dans les champs, pointaient à peine le bout de leur nez.

L’odeur de la mort disparaissait presque complètement très longtemps avant que le vent atteigne le mur d’enceinte de Fal Dara, la cité perchée sur des collines, et vienne siffler au-dessus d’une des tours de la forteresse érigée au centre de l’agglomération. Une tour au sommet de laquelle deux hommes semblaient danser un mystérieux ballet.

La ville et la forteresse, toutes deux portant le même nom, n’étaient jamais tombées, résistant à la force brutale et à la trahison. Mais, alors qu’il sifflait comme la lanière d’un fouet, zébrant les toits, les cheminées de pierre et les tours de garde, quelle cible visait le vent venu de la désolation ?

Peut-être Rand al’Thor, présentement torse nu, qui frissonnait sous la fraîche caresse de la brise, les jointures des doigts blanches à force de serrer la longue poignée de l’épée d’entraînement qu’il maniait. Ruisselant de sueur sous les assauts du soleil, ses cheveux roux foncé empoissés de transpiration, il capta une odeur bizarre qui lui fit plisser les narines – mais sans pour autant qu’il la relie à l’image d’une tombe fraîchement ouverte qui venait d’apparaître devant son œil mental.

De toute façon, luttant pour garder l’esprit vide, il n’était pas très sensible aux odeurs et aux images. Hélas, l’homme qui exécutait le ballet en sa compagnie lui rappelait avec une lourde insistance l’existence du monde extérieur. D’un diamètre de dix bons pas, le sommet de la tour délimité par des créneaux était assez vaste pour qu’on ne s’y sente pas à l’étroit à deux. Sauf quand on s’y entraînait à l’épée avec un Champion.

Malgré son jeune âge, Rand était plus grand que la plupart des hommes. À part Lan, justement, peut-être un tout petit peu moins large d’épaules, mais beaucoup plus musclé. Une lanière de cuir tenant ses longs cheveux, le Champion exposait au vent son visage de statue – des traits qui semblaient gravés dans la pierre, effectivement, et qui restaient tout aussi lisses malgré les tempes grisonnantes du fantastique guerrier. En dépit de la chaleur et de la fatigue, Lan transpirait à peine – une fine pellicule de rosée presque invisible sur sa poitrine et ses bras. Sondant son regard, Rand tenta de deviner la feinte qu’il préparait sans doute. Les yeux toujours bien ouverts, comme s’il ne cillait pas, le Champion maniait son épée d’entraînement avec une grâce et une fluidité qui ne se démentaient jamais.

Avec sa lame de bois – plusieurs fines baguettes attachées les unes aux autres –, l’épée produisait le bruit d’une gifle chaque fois qu’elle touchait quelque chose et elle laissait sur la peau des zébrures sans gravité. Rand en avait récolté une belle brochette : trois fines lignes rouges sur les côtes et une quatrième sur une épaule. Et, pour que la punition ne soit pas encore plus sévère, il avait dû déployer tout son talent. Bien entendu, Lan n’arborait pas une seule marque.

Comme on le lui avait jadis enseigné, Rand imagina une flamme et se concentra dessus, tentant d’y projeter ses émotions et ses sentiments afin de se vider l’esprit, y compris des pensées les plus rationnelles. L’opération réussit mais, comme trop souvent ces derniers temps, le jeune berger n’obtint pas un vide parfait. La flamme demeurait, ou au minimum des vestiges de sa lumière qui venaient perturber ce qui aurait dû être le néant. Cependant, cela suffisait pour ce qu’il était en train de faire, et il parvint à s’unir parfaitement avec l’arme factice qu’il maniait, le sol de pierre lisse qu’il foulait et l’adversaire qu’il affrontait. Ne faisant plus qu’un avec l’instant, Rand parvint à se déplacer en harmonie avec le Champion, imitant chacun de ses mouvements et lui rendant coup pour coup.

Le vent souffla de nouveau, le son des cloches de la ville volant sur ses ailes pour atteindre les oreilles de Rand.

Encore quelqu’un qui offre une fête au printemps, le remerciant d’être enfin venu.

La pensée parasite perturba encore un peu plus le vide, entamant la concentration du jeune berger. Comme s’il lisait dans son esprit, Lan en profita pour passer à l’attaque.

Une longue minute durant, on n’entendit plus que le bruit des lames factices qui s’entrechoquaient. Pendant la passe d’armes, Rand ne fit aucun effort pour toucher son adversaire, car il avait déjà assez de mal comme ça à se protéger. Sous une avalanche d’attaques qu’il ne parvenait jamais à anticiper, les parant au dernier moment, il fut contraint de reculer.

Impassible comme toujours, Lan poussa son avantage, l’épée d’entraînement devenant une extension vivante de son bras. Sans crier gare, il cessa soudain de frapper de taille et se fendit pour porter une attaque d’estoc. Pris de court, Rand fit un pas en arrière, conscient que ça ne serait pas suffisant pour empêcher le coup de porter.

Le vent se déchaîna au sommet de la tour, le prenant au piège. À croire que l’air, soudain solidifié, l’emprisonnait dans un cocon afin de le pousser impitoyablement en avant.