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Alors que le temps semblait suspendre son vol, Rand, horrifié, regarda la lame factice qui volait vers sa poitrine. L’impact n’ayant pas lieu au ralenti, très loin de là, il eut l’impression qu’un marteau s’écrasait sur son torse. Grognant, il tenta d’amortir le choc, mais le vent continua à le pousser en avant. Les baguettes qui composaient la lame du Champion se plièrent – avec une lenteur surnaturelle, sembla-t-il à Rand – puis se brisèrent, des pointes acérées fondant vers le cœur du jeune berger. Alors qu’elles transperçaient sa peau, la douleur lui vrilla le crâne comme si la lanière d’un fouet géant venait de lui écorcher la poitrine. On eût dit que le soleil, brusquement devenu une fournaise, entendait le faire frire comme une tranche de lard dans une poêle.

Avec un cri de terreur, il se jeta en arrière, percuta les créneaux et s’écroula. D’une main tremblante, il se palpa la poitrine, puis leva devant ses yeux gris écarquillés des doigts rouges de sang.

— C’était quoi, cette manœuvre idiote, berger ? demanda Lan. Tu devrais être un peu plus malin que ça, sauf si tu as oublié tout ce que j’ai essayé de t’apprendre. Tes blessures sont graves ? Je…

Le Champion s’interrompit, troublé par le regard que Rand leva sur lui.

— Le vent… Le vent m’a poussé… Il était solide comme un mur.

Lan n’émit aucun commentaire. Tendant une main au jeune homme, il l’aida à se relever. Puis il marmonna enfin :

— Si près de la Flétrissure, des choses bizarres peuvent se produire…

Des propos neutres, mais qui ne parvenaient pas à dissimuler un certain trouble. En soi, il y avait déjà de quoi s’inquiéter. Légendaires guerriers au service des Aes Sedai, les Champions étaient connus pour occulter leurs émotions. Dans le genre, Lan était une sorte de parangon de neutralité. Visiblement soucieux, il jeta au loin son épée d’entraînement et s’appuya au mur contre lequel les deux hommes avaient posé leurs véritables armes.

— Pas des choses pareilles…, dit Rand.

Il approcha de son compagnon et s’agenouilla, dos contre le mur. Ainsi, sa tête ne dépassait pas des créneaux, une façon assez efficace de la protéger du vent. S’il s’agissait bien d’un vent… Parce que aucune bourrasque ne lui avait jamais paru solide comme celle-là…

— Paix, Champion ! Un phénomène semblable serait hors du commun, même au cœur de la Flétrissure !

— Avec quelqu’un comme toi, rien n’est moins sûr… (Lan haussa les épaules comme si cette explication sibylline suffisait.) Quand partiras-tu enfin, berger ? Voilà un mois que tu as annoncé ton départ. Tu devrais avoir levé le camp depuis trois bonnes semaines.

Rand n’en crut pas ses oreilles.

Il se comporte comme si rien ne s’était passé !

Perplexe, il posa son arme d’entraînement, prit son épée, la posa sur ses genoux et passa les doigts sur la longue poignée enveloppée de cuir et ornée d’un héron de bronze. Un deuxième héron décorait le fourreau et un troisième était incrusté sur la lame. À ce jour, Rand s’étonnait encore de posséder une épée. Et plus encore une arme de maître escrimeur. Pour un paysan de Deux-Rivières, sa terre natale peut-être à jamais perdue, ça n’avait rien d’habituel. Comme son père, il était un berger, et…

Non, j’étais un berger, et j’ignore ce que je suis désormais.

L’épée au héron était un cadeau de son père.

Oui, mon père ! Qu’importe ce que diront les gens, je suis le fils de Tam !

Une nouvelle fois, Lan sembla avoir lu les pensées du jeune homme.

— Dans les Terres Frontalières, berger, quand un homme élève un enfant, cet enfant est le sien et personne ne peut avancer le contraire.

Rand foudroya le Champion du regard et ne fit pas écho à ses propos. C’était son affaire, et ça ne regardait strictement que lui.

— Je veux apprendre à manier cette arme. Il le faut.

Porter une épée au héron lui avait valu quelques ennuis. Par bonheur, pas mal de gens ne la remarquaient pas – ou ignoraient ce que signifiait le héron – mais une telle arme battant la hanche d’un garçon à peine sorti de l’adolescence attirait immanquablement l’attention d’une kyrielle d’individus douteux.

— Quand il était impossible de m’enfuir, j’y suis allé à l’esbroufe et, jusque-là, j’ai eu de la chance. Mais qu’arrivera-t-il le jour où ça ne fonctionnera pas ?

— Tu peux vendre l’épée, suggéra Lan. Elle est encore plus précieuse que la plupart des lames au héron… Tu en tirerais un très bon prix.

— Pas question !

Cette idée avait plus d’une fois traversé l’esprit de Rand. Il l’avait toujours rejetée, et sa réaction était plus violente encore lorsqu’elle venait de quelqu’un d’autre.

Tant que je garderai l’épée, j’aurai le droit de considérer Tam comme mon père. Il me l’a donnée, et c’est une façon d’affirmer notre lien…

— Je croyais que les épées au héron étaient rares et précieuses.

— Tam ne t’a rien dit ? Pourtant, il doit sûrement savoir… Mais il n’y croit peut-être pas. Il y a beaucoup de sceptiques…

Lan s’empara de sa propre épée – la jumelle de celle de Rand, n’était l’absence de hérons – et la dégaina. La lame à un seul tranchant légèrement incurvée scintilla au soleil comme si elle était en argent.

C’était l’arme des rois du Malkier. Même s’il n’aimait pas en parler – et n’appréciait guère que d’autres y fassent allusion –, Lan Mandragoran était le Seigneur des Sept Tours et des Lacs, autrement dit le souverain sans couronne du Malkier. À présent, les Sept Tours étaient en ruine et les Mille Lacs abritaient de sinistres créatures. Alors que la Flétrissure avait envahi et détruit le Malkier, un seul de ses seigneurs arpentait encore le monde.

Selon certains, Lan s’était lié à une Aes Sedai, devenant un Champion, afin de pouvoir mourir dans la Flétrissure – un moyen imparable de rejoindre le reste de sa lignée. Si Rand l’avait bel et bien vu risquer sa peau sans sourciller, la sécurité et la vie de Moiraine, son Aes Sedai, comptaient plus que tout à ses yeux. Tant que Moiraine serait de ce monde, il semblait douteux que son Champion aille jusqu’au suicide.

Faisant tourner l’épée du Malkier dans sa main, Lan reprit la parole :

— Lors de la guerre des Ténèbres, le Pouvoir de l’Unique fut utilisé comme une arme, et il contribua à en fabriquer. Certaines pouvaient détruire une ville entière ou dévaster toute une région parce qu’elles se servaient du Pouvoir. Ces engins de destruction n’ont pas survécu à la Dislocation du Monde, et plus personne ne sait comment les fabriquer. Mais il existait des armes plus simples, pour ceux qui devaient affronter les Myrddraals et les autres ignobles créatures des Seigneurs de la Terreur. Des lames, mais pas vraiment comme les autres…

» En recourant au Pouvoir de l’Unique, les Aes Sedai se chargèrent d’extraire de la terre les métaux requis, de les faire fondre, de les modeler et de les forger. Ainsi naquirent des épées et d’autres armes exclusivement fabriquées avec le Pouvoir. Parmi celles qui résistèrent à la Dislocation du Monde, un grand nombre furent détruites par des hommes qui haïssaient les Aes Sedai et toutes leurs créations. D’autres disparurent tout simplement au fil du temps. De nos jours, il en reste très peu, et seuls quelques initiés connaissent leur véritable nature. On en parle encore dans les légendes – de fantastiques récits sur des armes qui semblent dotées d’un pouvoir bien à elles. Tu as entendu les contes du trouvère, n’est-ce pas ? Eh bien, ces exagérations sont inutiles, car la réalité se suffit à elle-même. Ces lames ne se brisent pas, elles ne se fissurent même pas et elles ne perdent jamais leur tranchant. J’ai vu des hommes les affûter – faire semblant, plutôt – mais uniquement parce qu’ils refusaient de croire que le fil d’une épée pouvait ne jamais s’émousser. Pour tout résultat, ces types usaient très vite leur pierre à aiguiser.