PRIAM. – Ne t’obstine pas, Hector.
HECTOR. – Très bien, très bien, je leur parle…
Il se place au pied des portes.
HECTOR. – Ô vous qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas, écoutez ces paroles, voyez ce cortège. Nous sommes les vainqueurs. Cela vous est bien égal, n’est-ce pas? Vous aussi vous l’êtes. Mais, nous, nous sommes les vainqueurs vivants. C’est ici que commence la différence. C’est ici que j’ai honte. Je ne sais si dans la foule des morts on distingue les morts vainqueurs par une cocarde. Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde, la double cocarde. Ce sont leurs yeux. Nous, nous avons deux yeux, mes pauvres amis. Nous voyons le soleil. Nous faisons tout ce que se fait dans le soleil. Nous mangeons. Nous buvons… Et dans le clair de lune!… Nous couchons avec nos femmes… Avec les vôtres aussi…
DEMOKOS. – Tu insultes les morts, maintenant?
HECTOR. – Vraiment, tu crois?
DEMOKOS. – Ou les morts, ou les vivants.
HECTOR. – Il y a une distinction…
PRIAM. – Achève, Hector… Les Grecs débarquent…
HECTOR. – J’achève… Ô vous qui ne sentez pas, qui ne touchez pas, respirez cet encens, touchez ces offrandes. Puisqu’enfin c’est un général sincère qui vous parle, apprenez que je n’ai pas une tendresse égale, un respect égal pour vous tous. Tout morts que vous êtes, il y a chez vous la même proportion de braves et de peureux que chez nous qui avons survécu et vous ne me ferez pas confondre, à la faveur d’une cérémonie, les morts que j’admire avec les morts que je n’admire pas. Mais ce que j’ai à vous dire aujourd’hui, c’est que la guerre me semble la recette la plus sordide et la plus hypocrite pour égaliser les humains et que je n’admets pas plus la mort comme châtiment ou comme expiation au lâche que comme récompense aux vivants. Aussi qui que vous soyez, vous absents, vous inexistants, vous oubliés, vous sans occupation, sans repos, sans être, je comprends en effet qu’il faille en fermant ces portes excuser près de vous ces déserteurs que sont les survivants, et ressentir comme un privilège et un vol ces deux biens qui s’appellent, de deux noms dont j’espère que la résonance ne vous atteint jamais, la chaleur et le ciel.
LA PETITE POLYXÈNE. – Les portes se ferment, maman!
HÉCUBE. – Oui, chérie.
LA PETITE POLYXÈNE. – Ce sont les morts qui les poussent.
HÉCUBE. – Ils aident, un petit peu.
LA PETITE POLYXÈNE. – Ils aident bien, surtout à droite.
HECTOR. – C’est fait? Elles sont fermées?
LE GARDE. – Un coffre-fort…
HECTOR. – Nous sommes en paix, père, nous sommes en paix.
HÉCUBE. – Nous sommes en paix!
LA PETITE POLYXÈNE. – On se sent bien mieux, n’est-ce pas, maman?
HECTOR. – Vraiment, chérie!
LA PETITE POLYXÈNE. – Moi je me sens bien mieux.
La musique des Grecs éclate.
UN MESSAGER. – Leurs équipages ont mis pied à terre, Priam!
DEMOKOS. – Quelle musique! Quelle horreur de musique! C’est de la musique antitroyenne au plus haut point! Allons les recevoir comme il convient.
HECTOR. – Recevez-les royalement et qu’ils soient ici sans encombre. Vous êtes responsables!
LE GÉOMÈTRE. – Opposons-leur en tout cas la musique troyenne. Hector, à défaut d’autre indignation, autorisera peut-être le conflit musical?
LA FOULE. – Les Grecs! Les Grecs!
UN MESSAGER. – Ulysse est sur l’estacade, Priam! Où faut-il le conduire?
PRIAM. – Ici même. Préviens-nous au palais… Toi aussi, viens, Pâris. Tu n’as pas trop à circuler, en ce moment.
HECTOR. – Allons préparer notre discours aux Grecs, père.
DEMOKOS. – Prépare-le un peu mieux que celui aux morts, tu trouveras plus de contradiction. (Priam et ses fils sortent.) Tu t’en vas aussi, Hécube? Tu t’en vas sans nous avoir dit à quoi ressemblait la guerre?
HÉCUBE. – Tu tiens à le savoir?
DEMOKOS. – Si tu l’as vue, dis-le.
HÉCUBE. – À un cul de singe. Quand la guenon est montée à l’arbre et nous montre un fondement rouge, tout squameux et glacé, ceint d’une perruque immonde, c’est exactement la guerre que l’on voit, c’est son visage.
DEMOKOS. – Avec celui d’Hélène, cela lui en fait deux.
Il sort.
ANDROMAQUE. – La voilà justement, Hélène. Polyxène, tu te rappelles bien ce que tu as à lui dire?
LA PETITE POLYXÈNE. – Oui…
ANDROMAQUE. – Va…
SCÈNE SIXIÈME
HÉLÈNE, LA PETITE POLYXÈNE
HÉLÈNE. – Tu veux me parler, chérie?
LA PETITE POLYXÈNE. – Oui, tante Hélène.
HÉLÈNE. – Ça doit être important, tu es toute raide. Et tu te sens toute raide aussi, je parie?
LA PETITE POLYXÈNE. – Oui, tante Hélène.
HÉLÈNE. – C’est une chose que tu ne peux pas me dire sans être raide?
LA PETITE POLYXÈNE. – Non, tante Hélène.
HÉLÈNE. – Alors, dis le reste. Tu me fais mal, raide comme cela.
LA PETITE POLYXÈNE. – Tante Hélène, si vous nous aimez, partez!
HÉLÈNE. – Pourquoi partirais-je, chérie?
LA PETITE POLYXÈNE. – À cause de la guerre.
HÉLÈNE. – Tu sais déjà ce que c’est, la guerre?
LA PETITE POLYXÈNE. – Je ne sais pas très bien. Je crois qu’on meurt.
HÉLÈNE. – La mort aussi tu sais ce que c’est?
LA PETITE POLYXÈNE. – Je ne sais pas non plus très bien. Je crois qu’on ne sent plus rien.
HÉLÈNE. – Qu’est-ce qu’Andromaque t’a dit au juste de me demander?
LA PETITE POLYXÈNE. – De partir, si vous nous aimez.
HÉLÈNE. – Cela ne me paraît pas très logique. Si tu aimais quelqu’un, tu le quitterais?
LA PETITE POLYXÈNE. – Oh! non! jamais!
HÉLÈNE. – Qu’est-ce que tu préférerais, quitter Hécube ou ne plus rien sentir?
LA PETITE POLYXÈNE. – Oh! ne rien sentir! Je préférerais rester et ne plus jamais rien sentir…
HÉLÈNE. – Tu vois comme tu t’exprimes mal! Pour que je parte, au contraire, il faudrait que je ne vous aime pas. Tu préfères que je ne t’aime pas?
LA PETITE POLYXÈNE. – Oh! non! que vous m’aimiez!
HÉLÈNE. – Tu ne sais pas ce que tu dis, en somme?
LA PETITE POLYXÈNE. – Non…
VOIX D’HÉCUBE. – Polyxène!
SCÈNE SEPTIÈME
LES MÊMES, HÉCUBE, ANDROMAQUE
HÉCUBE. – Tu es sourde, Polyxène? Et qu’as-tu à fermer les yeux en me voyant? Tu joues à la statue? Viens avec moi.
HÉLÈNE. – Elle s’entraîne à ne rien sentir. Mais elle n’est pas douée.
HÉCUBE. – Enfin, est-ce que tu m’entends, Polyxène? Est-ce que tu me vois?
LA PETITE POLYXÈNE. – Oh! oui! Je t’entends. Je te vois.
HÉCUBE. – Pourquoi pleures-tu? Il n’y a pas de mal à me voir et à m’entendre.