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Iris apparaît dans le ciel.

LE PEUPLE. – Iris! Iris!

PÂRIS. – C’est Aphrodite qui t’envoie?

IRIS. – Oui, Aphrodite, elle me charge de vous dire que l’amour est la loi du monde. Que tout ce qui double l’amour, devient sacré, que ce soit le mensonge, l’avarice, ou la luxure. Que tout amoureux, elle le prend sous sa garde, du roi au berger en passant par l’entremetteur. J’ai bien dit: l’entremetteur. S’il en est un ici, qu’il soit salué. Et qu’elle vous interdit à vous deux, Hector et Ulysse, de séparer Pâris d’Hélène. Ou il y aura la guerre.

PÂRIS, LES VIEILLARDS. – Merci, Iris!

HECTOR. – Et de Pallas aucun message?

IRIS. – Oui, Pallas me charge de vous dire que la raison est la loi du monde. Tout être amoureux, vous fait-elle dire, déraisonne. Elle vous demande de lui avouer franchement s’il y a plus bête que le coq sur la poule ou la mouche sur la mouche. Elle n’insiste pas. Et elle vous ordonne, à vous Hector et vous Ulysse, de séparer Hélène de ce Pâris à poil frisé. Ou il y aura la guerre…

HECTOR, les femmes. – Merci, Iris!

PRIAM. – Ô mon fils, ce n’est ni Aphrodite, ni Pallas qui règlent l’univers. Que nous commande Zeus dans cette incertitude?

IRIS. – Zeus, le maître des Dieux, vous fait dire que ceux qui ne voient que l’amour dans le monde sont aussi bêtes que ceux qui ne le voient pas. La sagesse, vous fait dire Zeus, le maître des dieux, c’est tantôt de faire l’amour et tantôt de ne pas le faire. Les prairies semées de coucous et de violettes, à son humble et impérieux avis, sont aussi douces à ceux qui s’étendent l’un sur l’autre qu’à ceux qui s’étendent l’un près de l’autre, soit qu’ils lisent, soit qu’ils soufflent sur la sphère aérée du pissenlit, soit qu’ils pensent au repas du soir ou à la république. Il s’en rapporte donc à Hector et à Ulysse pour que l’on sépare Hélène et Pâris tout en ne les séparant pas. Il ordonne à tous les autres de s’éloigner, et de laisser face à face les négociateurs. Et que ceux-là s’arrangent pour qu’il n’y ait pas la guerre. Ou alors, il vous le jure et il n’a jamais menacé en vain, il vous jure qu’il y aura la guerre.

HECTOR. – À vos ordres, Ulysse!

ULYSSE. – À vos ordres.

Tous se retirent. On voit une grande écharpe se former dans le ciel.

HÉLÈNE. – C’est bien elle. Elle a oublié sa ceinture à mi-chemin.

SCÈNE TREIZIÈME

ULYSSE, HECTOR

HECTOR. – Et voilà le vrai combat, Ulysse.

ULYSSE. -Le combat d’où sortira ou ne sortira pas la guerre, oui.

HECTOR. – Elle en sortira?

ULYSSE. – Nous allons le savoir dans cinq minutes.

HECTOR. – Si c’est un combat de paroles, mes chances sont faibles.

ULYSSE. – Je crois que cela sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l’air d’être chacun sur le plateau d’une balance. Le poids parlera…

HECTOR. – Mon poids? Ce que je pèse, Ulysse? Je pèse un homme jeune, une femme jeune, un enfant à naître. Je pèse la joie de vivre, la confiance de vivre, l’élan vers ce qui est juste et naturel.

ULYSSE. – Je pèse l’homme adulte, la femme de trente ans, le fils que je mesure chaque mois avec des encoches, contre le chambranle du palais… Mon beau-père prétend que j’abîme la menuiserie… Je pèse la volupté de vivre et la méfiance de la vie.

HECTOR. – Je pèse la chasse, le courage, la fidélité, l’amour.

ULYSSE. – Je pèse la circonspection devant les dieux, les hommes et les choses.

HECTOR. – Je pèse le chêne phrygien, tous les chênes phrygiens feuillus et trapus, épars sur nos collines avec nos bœufs frisés.

ULYSSE. – Je pèse l’olivier.

HECTOR. – Je pèse le faucon, je regarde le soleil en face.

ULYSSE. – Je pèse la chouette.

HECTOR. – Je pèse tout un peuple de paysans débonnaires, d’artisans laborieux, des milliers de charrues, de métiers à tisser, de forges et d’enclumes… Oh! Pourquoi, devant vous, tous ces poids me paraissent-ils tout à coup si légers!

ULYSSE. – Je pèse ce que pèse cet air incorruptible et impitoyable sur la côte et sur l’archipel.

HECTOR. – Pourquoi continuer? La balance s’incline.

ULYSSE. – De mon côté?… Oui, je le crois.

HECTOR. – Et vous voulez la guerre?

ULYSSE. – Je ne la veux pas. Mais je suis moins sûr de ses intentions à elle.

HECTOR. – Nos peuples nous ont délégués tous deux ici pour la conjurer. Notre seule réunion signifie que rien n’est perdu…

ULYSSE. – Vous êtes jeune, Hector!… À la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d’un lac, dans l’angle d’un jardin. Et ils conviennent que la guerre est le pire fléau du monde, et tous deux, à suivre du regard ces reflets et ces rides sur les eaux, à recevoir sur l’épaule ces pétales de magnolias, ils sont pacifiques, modestes, loyaux. Et ils s’étudient. Ils se regardent. Et, tiédis par le soleil, attendris par un vin clairet, ils ne trouvent dans le visage d’en face aucun trait qui ne justifie la haine, aucun trait qui n’appelle l’amour humain, et rien d’incompatible non plus dans leur langage, dans leur façon de se gratter le nez ou de boire. Et ils sont vraiment combles de paix, de désirs de paix. Ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères. Et ils se retournent de leur calèche pour se sourire… Et le lendemain pourtant éclate la guerre… Ainsi nous sommes tous deux maintenant… Nos peuples autour de l’entretien se taisent et s’écartent, mais ce n’est pas qu’ils attendent de nous une victoire sur l’inéluctable. C’est seulement qu’ils nous ont donné pleins pouvoirs, qu’ils nous ont isolés, pour que nous goûtions mieux, au-dessus de la catastrophe, notre fraternité d’ennemis. Goûtons-la. C’est un plat de riches. Savourons-la… Mais c’est tout. Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse.

HECTOR. – C’est une conversation d’ennemis que nous avons là?

ULYSSE. – C’est un duo avant l’orchestre. C’est le duo des récitants avant la guerre. Parce que nous avons été créés sensés, justes et courtois, nous nous parlons, une heure avant la guerre, comme nous nous parlerons longtemps après, en anciens combattants. Nous nous réconcilions avant la lutte même, c’est toujours cela. Peut-être d’ailleurs avons-nous tort. Si l’un de nous doit un jour tuer l’autre et arracher pour reconnaître sa victime la visière de son casque, il vaudrait peut-être mieux qu’il ne lui donnât pas un visage de frère… Mais l’univers le sait, nous allons nous battre.

HECTOR. – L’univers peut se tromper. C’est à cela qu’on reconnaît l’erreur, elle est universelle.

ULYSSE. – Espérons-le. Mais quand le destin, depuis des années, a surélevé deux peuples, quand il leur a ouvert le même avenir d’invention et d’omnipotence, quand il a fait de chacun, comme nous l’étions tout à l’heure sur la bascule, un poids précieux et différent pour peser le plaisir, la conscience et jusqu’à la nature, quand par leurs architectes, leurs poètes, leurs teinturiers, il leur a donné à chacun un royaume opposé de volumes, de sons et de nuances, quand il leur a fait inventer le toit en charpente troyen et la voûte thébaine, le rouge phrygien et l’indigo grec, l’univers sait bien qu’il n’entend pas préparer ainsi aux hommes deux chemins de couleur et d’épanouissement, mais se ménager son festival, le déchaînement de cette brutalité et de cette folie humaines qui seules rassurent les dieux. C’est de la petite politique, j’en conviens. Mais nous sommes chefs d’État, nous pouvons bien entre nous deux le dire: c’est couramment celle du Destin.