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DEMOKOS. – Impossible de parler avec ces femmes!

HÉCUBE. – Alors ne parlez pas des femmes! Vous n’êtes guère galants, en tout cas, ni patriotes. Chaque peuple remise son symbole dans sa femme, qu’elle soit camuse ou lippue. Il n’y a que vous pour aller le loger ailleurs.

HECTOR. – Père, mes camarades et moi rentrons harassés. Nous avons pacifié notre continent pour toujours. Nous entendons désormais vivre heureux, nous entendons que nos femmes puissent nous aimer sans angoisse et avoir leurs enfants.

DEMOKOS. – Sages principes, mais jamais la guerre n’a empêché d’accoucher.

HECTOR. – Dis-moi pourquoi nous trouvons la ville transformée, du seul fait d’Hélène! Dis-moi ce qu’elle nous a apporté, qui vaille une brouille avec les Grecs!

LE GÉOMÈTRE. – Tout le monde te le dira! Moi je peux te le dire!

HÉCUBE. – Voilà le Géomètre!

LE GÉOMÈTRE. – Oui, voilà le Géomètre! Et ne crois pas que les géomètres n’aient pas à s’occuper des femmes! Ils sont les arpenteurs aussi de votre apparence. Je ne te dirai pas ce qu’ils souffrent, les géomètres, d’une épaisseur de peau en trop à vos cuisses ou d’un bourrelet à votre cou… Eh bien, les géomètres jusqu’à ce jour n’étaient pas satisfaits de cette contrée qui entoure Troie. La ligne d’attache de la plaine aux collines leur semblait molle, la ligne des collines aux montagnes du fil de fer. Or, depuis qu’Hélène est ici, le paysage a pris son sens et sa fermeté. Et, chose particulièrement sensible aux vrais géomètres, il n’y a plus à l’espace et au volume qu’une commune mesure qui est Hélène. C’est la mort de tous ces instruments inventés par les hommes pour rapetisser l’univers. Il n’y a plus de mètres, de grammes, de lieues. Il n’y a plus que le pas d’Hélène, la portée du regard ou de la voix d’Hélène, et l’air de son passage est la mesure des vents. Elle est notre baromètre, notre anémomètre! Voilà ce qu’ils te disent, les géomètres.

HÉCUBE. – Il pleure, l’idiot.

PRIAM. – Mon cher fils, regarde seulement cette foule, et tu comprendras ce qu’est Hélène. Elle est une espèce d’absolution. Elle prouve à tous ces vieillards que tu vois là au guet et qui ont mis des cheveux blancs au fronton de la ville, à celui-là qui a volé, à celui-là qui trafiquait des femmes, à celui-là qui manqua sa vie, qu’ils avaient au fond d’eux-mêmes une revendication secrète, qui était la beauté. Si la beauté avait été près d’eux, aussi près qu’Hélène l’est aujourd’hui, ils n’auraient pas dévalisé leurs amis, ni vendu leurs filles, ni bu leur héritage. Hélène est leur pardon, et leur revanche, et leur avenir.

HECTOR. – L’avenir des vieillards me laisse indifférent.

DEMOKOS. – Hector, je suis poète et juge en poète. Suppose que notre vocabulaire ne soit pas quelquefois touché par la beauté! Suppose que le mot délice n’existe pas!

HECTOR. – Nous nous en passerions. Je m’en passe déjà. Je ne prononce le mot délice qu’absolument forcé.

DEMOKOS. – Oui, et tu te passerais du mot volupté, sans doute?

HECTOR. – Si c’était au prix de la guerre qu’il fallût acheter le mot volupté, je m’en passerais.

DEMOKOS. – C’est au prix de la guerre que tu as trouvé le plus beau, le mot courage.

HECTOR. – C’était bien payé.

HÉCUBE. – Le mot lâcheté a dû être trouvé par la même occasion.

PRIAM. – Mon fils, pourquoi te forces-tu à ne pas nous comprendre?

HECTOR. – Je vous comprends fort bien. À l’aide d’un quiproquo, en prétendant nous faire battre pour la beauté, vous voulez nous faire battre pour une femme.

PRIAM. – Et tu ne ferais la guerre pour aucune femme?

HECTOR. – Certainement non!

HÉCUBE. – Et il aurait rudement raison.

CASSANDRE. – S’il n’y en avait qu’une peut-être. Mais ce chiffre est largement dépassé.

DEMOKOS. – Tu ne ferais pas la guerre pour reprendre Andromaque?

HECTOR. – Andromaque et moi avons déjà convenu de moyens secrets pour échapper à toute prison et nous rejoindre.

DEMOKOS. – Pour vous rejoindre, si tout espoir est perdu?

ANDROMAQUE. – Pour cela aussi.

HÉCUBE. – Tu as bien fait de les démasquer, Hector. Ils veulent faire la guerre pour une femme, c’est la façon d’aimer des impuissants.

DEMOKOS. – C’est vous donner beaucoup de prix?

HÉCUBE. – Ah oui! par exemple!

DEMOKOS. – Permets-moi de ne pas être de ton avis. Le sexe à qui je dois ma mère, je le respecterai jusqu’en ses représentantes les moins dignes.

HÉCUBE. – Nous le savons. Tu l’y as déjà respecté…

Les servantes accourues au bruit de la dispute éclatent de rire.

PRIAM. – Hécube! Mes filles! Que signifie cette révolte de gynécée? Le conseil se demande s’il ne mettra pas la ville en jeu pour l’une d’entre vous; et vous en êtes humiliées?

ANDROMAQUE. – Il n’est qu’une humiliation pour la femme, l’injustice.

DEMOKOS. – C’est vraiment pénible de constater que les femmes sont les dernières à savoir ce qu’est la femme.

LA JEUNE SERVANTE qui repasse. – Oh! là! là!

HÉCUBE. – Elles le savent parfaitement. Je vais vous le dire, moi, ce qu’est la femme.

DEMOKOS. – Ne les laisse pas parler, Priam. On ne sait jamais ce qu’elles peuvent dire.

HÉCUBE. – Elles peuvent dire la vérité.

PRIAM. – Je n’ai qu’à penser à l’une de vous, mes chéries, pour savoir ce qu’est la femme.

DEMOKOS. – Primo. Elle est le principe de notre énergie. Tu le sais bien, Hector. Les guerriers qui n’ont pas un portrait de femme dans leur sac ne valent rien.

CASSANDRE. – De votre orgueil, oui.

HÉCUBE. – De vos vices.

ANDROMAQUE. – C’est un pauvre tas d’incertitude, un pauvre amas de crainte, qui déteste ce qui est lourd, qui adore ce qui est vulgaire et facile.

HECTOR. – Chère Andromaque!

HÉCUBE. – C’est très simple. Voilà cinquante ans que je suis femme et je n’ai jamais pu encore savoir au juste ce que j’étais.

DEMOKOS. – Secundo. Qu’elle le veuille ou non, elle est la seule prime du courage… Demandez au moindre soldat. Tuer un homme, c’est mériter une femme.

ANDROMAQUE. – Elle aime les lâches, les libertins. Si Hector était lâche ou libertin, je l’aimerais autant. Je l’aimerais peut-être davantage.

PRIAM. – Ne va pas trop loin, Andromaque. Tu prouverais le contraire de ce que tu veux prouver.

LA PETITE POLYXÈNE. – Elle est gourmande. Elle ment.

DEMOKOS. – Et de ce que représentent dans la vie humaine la fidélité, la pureté, nous n’en parlons pas, hein?

LA SERVANTE. – Oh! là! là!

DEMOKOS. – Que racontes-tu, toi?

LA SERVANTE. – Je dis: Oh! là! là! Je dis ce que je pense.

LA PETITE POLYXÈNE. – Elle casse ses jouets. Elle leur plonge la tête dans l’eau bouillante.

HÉCUBE. – À mesure que nous vieillissons, nous les femmes, nous voyons clairement ce qu’ont été les hommes, des hypocrites, des vantards, des boucs. À mesure que les hommes vieillissent, ils nous parent de toutes les perfections. Il n’est pas un souillon accolé dernière un mur qui ne se transforme dans vos souvenirs en créature d’amour.