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PRIAM. – Tu m’as trompé, toi?

HÉCUBE. – Avec toi-même seulement, mais cent fois.

DEMOKOS. – Andromaque a trompé Hector?

HÉCUBE. – Laisse donc Andromaque tranquille. Elle n’a rien à voir dans les histoires de femme.

ANDROMAQUE. – Si Hector n’était pas mon mari, je le tromperais avec lui-même. S’il était un pêcheur pied bot, bancal, j’irais le poursuivre jusque dans sa cabane. Je m’étendrais dans les écailles d’huîtres et les algues. J’aurais de lui un fils adultère.

LA PETITE POLYXÈNE. – Elle s’amuse à ne pas dormir la nuit, tout en fermant les yeux.

HÉCUBE à Polyxène. – Oui, tu peux en parler, toi! C’est épouvantable! Que je t’y reprenne!

LA SERVANTE. – Il n’y a pire que l’homme. Mais celui-là!

DEMOKOS. – Et tant pis si la femme nous trompe! Tant pis si elle-même méprise sa dignité et sa valeur. Puisqu’elle n’est pas capable de maintenir en elle cette forme idéale qui la maintient rigide et écarte les rides de l’âme, c’est à nous de le faire…

LA SERVANTE. – Ah! le bel embauchoir!

PÂRIS. – Il n’y a qu’une chose qu’elles oublient de dire: Qu’elles ne sont pas jalouses.

PRIAM. – Chères filles, votre révolte même prouve que nous avons raison. Est-il une plus grande générosité que celle qui vous pousse à vous battre en ce moment pour la paix, la paix qui donnera des maris veules, inoccupés, fuyants, quand la guerre vous fera d’eux des hommes!…

DEMOKOS. – Des héros.

HÉCUBE. – Nous connaissons le vocabulaire. L’homme en temps de guerre s’appelle le héros. Il peut ne pas en être plus brave, et fuir à toutes jambes. Mais c’est du moins un héros qui détale.

ANDROMAQUE. – Mon père, je vous en supplie. Si vous avez cette amitié pour les femmes, écoutez ce que toutes les femmes du monde vous disent par ma voix. Laissez-nous nos maris comme ils sont. Pour qu’ils gardent leur agilité et leur courage, les dieux ont créé autour d’eux tant d’entraîneurs vivants ou non vivants! Quand ce ne serait que l’orage! Quand ce ne serait que les bêtes! Aussi longtemps qu’il y aura des loups, des éléphants, des onces, l’homme aura mieux que l’homme comme émule et comme adversaire. Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères, sont de plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris que l’autre cible, que le cœur de l’ennemi emprisonné dans sa cuirasse. Chaque fois que j’ai vu tuer un cerf ou un aigle, je l’ai remercié. Je savais qu’il mourait pour Hector. Pourquoi voulez-vous que je doive Hector à la mort d’autres hommes?

PRIAM. – Je ne le veux pas, ma petite chérie. Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes? C’est parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers. S’ils avaient été paresseux aux armes, s’ils n’avaient pas su que cette occupation terne et stupide qu’est la vie se justifie soudain et s’illumine par le mépris que les hommes ont d’elle, c’est vous qui seriez lâches et réclameriez la guerre. Il n’y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c’est d’oublier qu’on est mortel.

ANDROMAQUE. – Oh! justement, Père, vous le savez bien! Ce sont les braves qui meurent à la guerre. Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbé la tête ou s’être agenouillé au moins une fois devant le danger. Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux?

PRIAM. – Ma fille, la première lâcheté est la première ride d’un peuple.

ANDROMAQUE. – Où est la pire lâcheté? Paraître lâche vis-à-vis des autres, et assurer la paix? Ou être lâche vis-à-vis de soi-même et provoquer la guerre?

DEMOKOS. – La lâcheté est de ne pas préférer à toute mort la mort pour son pays.

HÉCUBE. – J’attendais la poésie à ce tournant. Elle n’en manque pas une.

ANDROMAQUE. – On meurt toujours pour son pays! Quand on a vécu en lui digne, actif, sage, c’est pour lui aussi qu’on meurt. Les tués ne sont pas tranquilles sous la terre, Priam. Ils ne se fondent pas en elle pour le repos et l’aménagement éternel. Ils ne deviennent pas sa glèbe, sa chair. Quand on retrouve sans le sol une ossature humaine, il y a toujours une épée près d’elle. C’est un os de la terre, un os stérile. C’est un guerrier.

HÉCUBE. – Ou alors que les vieillards soient les seuls guerriers. Tout pays est le pays de la jeunesse. Il meurt quand la jeunesse meurt.

DEMOKOS. – Vous nous ennuyez avec votre jeunesse. Elle sera la vieillesse dans trente ans.

CASSANDRE. – Erreur.

HÉCUBE. – Erreur! Quand l’homme adulte touche à ses quarante ans, on lui substitue un vieillard. Lui disparaît. Il n’y a que des rapports d’apparence entre les deux. Rien de l’un ne continue en l’autre.

DEMOKOS. – Le souci de ma gloire a continué, Hécube.

HÉCUBE. – C’est vrai. Et les rhumatismes…

Nouveaux éclats de rire des servantes.

HECTOR. – Et tu écoutes cela sans mot dire, Pâris! Et il ne te vient pas à l’esprit de sacrifier une aventure pour nous sauver d’années de discorde et de massacre?

PÂRIS. – Que veux-tu que je te dise! Mon cas est international.

HECTOR. – Aimes-tu vraiment Hélène, Pâris?

CASSANDRE. – Ils sont le symbole de l’amour. Ils n’ont même plus à s’aimer.

PÂRIS. – J’adore Hélène.

CASSANDRE, au rempart. – La voilà, Hélène.

HECTOR – Si je la convaincs de s’embarquer, tu acceptes?

PÂRIS – J’accepte, oui.

HECTOR – Père, si Hélène consent à repartir pour la Grèce, vous la retiendrez de force?

PRIAM – Pourquoi mettre en question l’impossible?

HÉCUBE – Et pourquoi l’impossible? Si les femmes sont le quart de ce que vous prétendez, Hélène partira d’elle-même.

PÂRIS – Père, c’est moi qui vous en prie. Vous les voyez et les entendez. Cette tribu royale, dès qu’il est question d’Hélène, devient aussitôt un assemblage de belle-mère, de belles-sœurs, et de beau-père digne de la meilleure bourgeoisie. Je ne connais pas d’emploi plus humiliant dans une famille nombreuse que le rôle du fils séducteur. J’en ai assez de leurs insinuations. J’accepte le défi d’Hector.

DEMOKOS – Hélène n’est pas à toi seul, Pâris. Elle est à la ville. Elle est au pays.

LE GÉOMÈTRE – Elle est au paysage.

HÉCUBE – Tais-toi, géomètre.

CASSANDRE – Là voilà, Hélène…

HECTOR. – Père, je vous le demande. Laissez-moi ce recours. Écoutez… On nous appelle pour la cérémonie. Laissez-moi et je vous rejoins.

PRIAM. – Vraiment, tu acceptes, Pâris?

PÂRIS. – Je vous en conjure.

PRIAM. – Soit. Venez mes enfants. Allons préparer les portes de la guerre.