Les portes étaient vraiment immenses et noires ; elles avaient l’air constituées de ténèbres solides.
Debout au milieu de la foule qui se pressait sur la place devant l’Université, Esk et Mémé les contemplaient, la tête levée. « J’vois pas comment les gens font pour entrer, finit par dire Esk.
— Par la magie, à mon avis, fit aigrement Mémé. C’est comme ça, les mages. N’importe qui d’autre aurait acheté un heurtoir. » Elle brandit son balai en direction des grandes portes. « Faut prononcer une formule magique pour entrer, ça m’étonnerait pas », ajouta-t-elle.
Elles séjournaient à Ankh-Morpork depuis trois jours et Mémé commençait à s’y plaire, à sa grande surprise. Elle avait trouvé un logement aux Ombres, un ancien quartier de la ville dont les habitants vivaient surtout la nuit et ne posaient jamais de questions sur les affaires du prochain, parce que la curiosité non seulement tuait le chat mais l’expédiait dans le fleuve, les pattes lestées. Le logement occupait un dernier étage et jouxtait les locaux gardés par les molosses d’un négociant respectable en biens volés : comme l’avait entendu dire Mémé, qui a bons mâtins est bon voisin.
Aux Ombres, en résumé, avaient élu domicile dieux tombés dans le discrédit et voleurs illicites, belles de nuit et camelots en produits exotiques, alchimistes de l’esprit et mimes ambulants ; bref, toute la graisse sur l’essieu de la civilisation.
Et pourtant, malgré l’inclination d’une telle population à croire aux magies douces, il y avait une incroyable pénurie de sorcières. En l’espace de quelques heures, la nouvelle de l’arrivée de Mémé avait filtré dans tout le quartier et un flot de gens se dirigeaient à pas de loup, en crabe ou fiers comme des paons vers sa porte, en quête de potions, de charmes, de nouvelles de l’avenir et services variés, personnels et spécialisés que les sorcières rendent traditionnellement à ceux dont la vie se couvre de quelques nuages ou essuie une tempête.
Elle se sentit d’abord agacée, puis gênée, enfin flattée ; ses clients avaient de l’argent, ce qui était utile, mais ils la payaient aussi de leur respect, et ça, c’était une monnaie solide.
Pour tout dire, Mémé envisageait même d’acquérir des locaux un peu plus grands, avec un bout de jardin, et de se faire amener ses chèvres. L’odeur poserait peut-être un problème, mais les chèvres n’auraient qu’à s’y faire.
Elles avaient visité les monuments d’Ankh-Morpork, ses quais noirs de monde, ses nombreux ponts, ses souks, ses casbahs, ses rues exclusivement bordées de temples. Mémé les avait comptés, les temples, le regard songeur ; les dieux exigeaient toujours de leurs fidèles qu’ils agissent selon leur vraie nature et, par voie de conséquence, fournissaient beaucoup de travail aux sorcières.
Les terreurs que la civilisation inspirait à Mémé ne s’étaient toujours pas matérialisées, bien qu’un coupeur de bourses ait essayé de filer avec son sac. Au grand étonnement des passants, Mémé l’avait rappelé et il était revenu, en lutte contre ses pieds qui refusaient de lui obéir. Personne n’avait bien vu les yeux de la vieille femme quand elle les avait plongés dans ceux de l’homme, ni entendu les mots qu’elle avait murmurés dans le creux de son oreille basse, mais il lui avait rendu tout son argent plus un supplément escamoté à d’autres victimes et, avant de pouvoir repartir, il avait promis de se raser, de se tenir droit et de mieux se conduire pour le restant de ses jours. À la tombée de la nuit, le signalement de Mémé avait circulé dans tous les chapitres de la Guilde des Voleurs, Coupeurs de Bourses, Cambrioleurs et Disciplines assimilées[1], accompagné de l’ordre formel de l’éviter à tout prix. Les voleurs, en grande partie créatures de la nuit eux-mêmes, reconnaissent les ennuis quand ils les voient au fond des yeux.
Mémé avait aussi écrit deux autres lettres à l’Université. Il n’y avait pas eu de réponse.
« J’aimais mieux la forêt, dit Esk.
— Pas moi, dit Mémé. Ici, c’est un peu comme la forêt. En tout cas, une chose est sûre, on apprécie les sorcières dans le coin.
— Les gens sont très gentils, concéda Esk. Tu sais, la maison en bas de la rue, où y a la grosse dame qui vit avec plein de jeunes demoiselles qui sont de sa famille, tu m’as dit ?
— Madame Paluche, dit prudemment Mémé. Une femme très honorable.
— Les gens leur rendent visite toute la nuit. J’ai regardé. J’me demande quand elles trouvent le temps de dormir.
— Hum, fit Mémé.
— Et puis ça doit être dur pour la pauvre femme, avec toutes ses filles à nourrir. Moi, j’crois que les gens devraient faire plus attention.
— Ben, dit Mémé, j’suis pas sûre que…»
Elle fut sauvée par l’arrivée devant les portes de l’Université d’un grand chariot peint de couleurs vives. Le conducteur ralentit ses bœufs à quelques pas de la vieille femme et dit : « Excusez-moi, ma brave dame, mais auriez-vous l’obligeance de vous déplacer, s’il vous plaît ? »
Mémé s’écarta, insultée devant pareil étalage de politesse effrontée et particulièrement vexée d’être prise pour la brave dame de quelqu’un. Puis le conducteur vit Esk.
C’était Traitel. Il eut un grand sourire de serpent contrarié.
« Mais dites-moi. N’est-ce pas la jeune demoiselle qui pense que les femmes devraient être mages ?
— Oui, répondit Esk sans tenir compte du coup de pied que Mémé lui décocha sèchement dans la cheville.
— Très amusant. Tu viens te joindre à nous, c’est cela ?
— Oui », fit Esk avant d’ajouter, devant l’attitude de Traitel qui avait l’air d’attendre quelque chose : « Monsieur. Seulement, on peut pas entrer.
— On ? s’étonna Traitel qui lança alors un coup d’œil à Mémé. Oh, oui, bien sûr. Il s’agit sans doute de votre tante ?
— Ma mémé. Enfin, pas vraiment ma mémé ; la mémé de tout le monde, plutôt. »
Mémé approuva raidement du bonnet.
« Ma foi, nous n’allons pas tolérer cela, fit Traitel d’une voix aussi chaleureuse qu’un plum-pudding. Ma parole, non. Laisser notre premier mage femme sur le pas de la porte ? Ce serait une honte. Me permettez-vous de vous accompagner ? »
Mémé empoigna fermement Esk par l’épaule.
« Si ça vous fait rien…» commença-t-elle. Mais Esk se tortilla pour se dégager de son étreinte et courut vers la carriole.
« Vous pouvez vraiment m’faire entrer ? demanda-t-elle, les yeux brillants.
— Bien sûr. Je suis certain que les responsables des Ordres seront ravis de te connaître. Étonnés, abasourdis, dit-il avec un petit rire.
— Eskarina Lefèvre…» fit Mémé avant de s’arrêter. Elle regarda Traitel.
« J’sais pas ce que vous avez en tête, monsieur le Mage, mais ça me plaît pas, dit-elle. Esk, tu sais où on habite. Prends des vessies pour des lanternes si ça te chante, mais au moins évite de brûler les autres. »
Elle tourna les talons et traversa la place à grands pas.
« Une femme remarquable, dit Traitel d’un air vague. Je vois que tu as toujours ton balai. Capital. »
Il lâcha un instant les rênes pour exécuter un signe compliqué des deux mains.
Les immenses portes s’ouvrirent, révélant une vaste cour entourée de pelouses. Derrière les pelouses, construit en dépit du bon sens, s’élevait un grand bâtiment, ou peut-être des bâtiments : difficile de savoir car plutôt qu’à l’œuvre d’un architecte, l’ensemble faisait davantage penser à un tas de piliers, d’arcades, de tours, de ponts, de dômes, de coupoles et ainsi de suite, qui se seraient serrés ensemble pour avoir chaud.
1
Une corporation éminemment respectable qui constituait en fait le principal service chargé de faire respecter la loi en ville. En voici la raison : on avait fixé à la Guilde un quota annuel équivalant à une quantité socialement acceptable de vols, agressions et assassinats ; en retour, elle veillait d’une façon radicale et définitive à ce que le crime non officiel soit non seulement rapidement jugulé, mais aussi garrotté, découpé, démembré et dispersé de par la cité dans un assortiment de sacs en papier. La mesure passait pour éclairée en même temps qu’économique, sauf aux yeux des mécontents qui se faisaient vraiment agresser ou assassiner et refusaient d’y reconnaître leur devoir de citoyen, et elle permettait aux voleurs de la cité de structurer décemment leur métier, avec examens d’entrée et déontologie, tout comme dans les autres professions – auxquelles, le fossé n’étant de toute façon pas très large, il avait vite fini par ressembler.