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Dans la grande pièce, le mobilier était réduit à sa plus simple expression : une planche posée sur des tréteaux en guise de bureau ; un coin-salon, au fond, se résumant à un canapé affaissé et des coussins épars et, à quelques mètres à droite, dans un renfoncement, le lit. Un matelas sans sommier, à même le sol, face à une table basse, qui soutenait un large téléviseur et un échafaudage de matériel électronique — lecteur DVD, magnétoscope, enceintes et autres appareils hi-fi.

Marc adorait dormir par terre. C’était la position du soldat tapi au sol, observant la base à attaquer. Ce point de vue résumait sa vie : toujours en planque, en embuscade. La nuit, il observait sa muraille de livres qui brillait à la lumière du réverbère de la cour, tandis qu’une série de petites lampes rouges, suspendues devant, évoquaient les signaux d’une piste d’atterrissage. Quand décollerait-il ? Quand trouverait-il la vérité qu’il cherchait ?

Il se fit un deuxième café et s’installa à son bureau. Il rangea le fatras de documents, notes, photos, cassettes, qui s’était accumulé autour d’un seul et même sujet. De quoi écrire une splendide biographie de Jacques Reverdi. Mais elle aurait raconté l’histoire d’un grand sportif, et non celle d’un tueur.

Ces deux derniers jours, Marc avait remonté, pas à pas, son destin. Au début des années quatre-vingt, Jacques avait été une véritable star. Articles, interviews, photos composaient l’image héroïque d’un des plus grands apnéistes de la fin du siècle. Entre Jacques Mayol et Umberto Pelizzari. Pourtant, dans ses interviews, Reverdi n’abusait jamais des clichés sur cette discipline : la quête de l’absolu, le retour à la mer nourricière, la complicité avec les mammifères marins… Au contraire, il insistait sur le caractère antinaturel de l’apnée et sur ses dangers : les risques de syncope, la menace constante de la pression, le vertige des profondeurs. Marc connaissait ce sport — il l’avait un peu pratiqué, en Corse — et se souvenait d’avoir eu des problèmes de perte de connaissance, au fond d’une crique. Il avait aussitôt arrêté ; ces évanouissements lui avaient rappelé les deux plages d’inconscience de son existence.

En réalité, le champion évoquait l’apnée comme une guerre entre l’homme et la mer. Une guerre qu’il fallait gagner avec son corps pour franchir, dans les grands fonds, une sorte de cap. Lors de ses interviews, il parlait toujours de cette frontière mystérieuse, connue de l’apnéiste seul. Celle du record, bien sûr, mais aussi celle de l’esprit. Un stade supérieur, auquel on accédait, paradoxalement, dans les profondeurs. Lorsqu’il l’évoquait, on devinait qu’au sein des ténèbres, à une pression hallucinante, alors que les poumons n’étaient plus que deux cailloux et la lumière un souvenir, le plongeur gagnait bien autre chose qu’une médaille ou une coupe…

Marc avait déniché aussi un article plus récent, publié dans L’Express en août 1987, en pleine fièvre du Grand Bleu, lorsque, en France, dans le sillage du film de Besson, des milliers d’adolescents s’étaient brusquement passionnés pour la plongée. Les reporters avaient retrouvé Reverdi, simple professeur de plongée en Thaïlande. Il apparaissait alors plus serein, beaucoup plus proche de l’image de sagesse et de spiritualité de l’apnée.

Marc était également remonté plus loin dans l’existence de Reverdi. Il avait fait alors des découvertes intéressantes, laissant entrevoir des traumatismes qui pouvaient expliquer les événements actuels.

Jacques naît en 1954, à Épinay-sur-Seine, dans le département du Val-d’Oise. Orphelin de père, fils unique, il grandit auprès de sa mère, assistante sociale. C’est une enfance sans histoire, jusqu’à ce que Monique Reverdi se suicide, en 1968. Jacques — il a quatorze ans — découvre le corps de sa mère dans leur appartement, baignant dans son sang : elle s’est tranché les veines.

L’adolescent change alors de personnalité. L’enfant timide, réservé, devient un être agressif, un voyou impulsif qui rebondit de foyer en foyer, ne cesse de commettre des vols, des actes de vandalisme, des voies de fait. À dix-sept ans, il est envoyé à Marseille, dans un « lieu de vie », un centre destiné aux adolescents difficiles. C’est le deuxième grand tournant de son existence. Là-bas, il rencontre Jean-Pierre Genoves, psychiatre très ouvert, qui l’initie à l’apnée. C’est la révélation. Jacques se passionne pour ce sport et révèle des aptitudes uniques.

Dès 1977, après son service militaire et des années d’entraînement, Jacques bat son premier record mondial en poids constant. Cette discipline est particulièrement difficile — il ne s’agit pas de descendre grâce au poids d’une gueuse puis de remonter à l’aide d’un parachute, comme dans la catégorie no limits, mais de plonger et de remonter à la seule force de ses palmes. Jacques atteint ainsi une profondeur de soixante mètres. Trois ans plus tard, il descend jusqu’à soixante-trois mètres. Parallèlement, il s’attaque au no limits et dépasse la barre des cent mètres déjà franchie par Jacques Mayol, en 1976. À partir de 1982, le champion, âgé de vingt-huit ans, marque le pas. Il abandonne la compétition et s’installe en Asie du Sud-Est où il disparaît jusqu’à ce que le succès du Grand Bleu le replace, brièvement, sous les feux des projecteurs.

Marc avait aussi effectué une recherche iconographique. Bien sûr, il avait débusqué de nombreuses photos du champion durant sa période de gloire. Mais il avait aussi mis la main sur un portrait de Monique Reverdi. Il avait découvert une longue femme décharnée, flottant dans une robe fleurie Laura Ashley, fermée jusqu’au cou. Une beauté languide, inquiétante. Son visage étroit était encore allongé par de longs cheveux bruns, coiffés la raie au milieu. Ce qui frappait, c’était son regard, sombre, intense, et aussi les lèvres sensuelles, au dessin de pétales, qui barraient sa figure. Face à ce cliché, Marc avait songé, curieusement, à deux stars du rock, de sexe différent : Cher et Marilyn Manson. En même temps, il y avait dans son maintien une raideur stoïque, un hiératisme de martyr. Monique Reverdi était un mélange d’image pieuse et de pochette de disque.

Marc avait réussi à parler, au téléphone, à d’anciens collègues de l’assistante sociale : de l’avis de tous, Monique Reverdi était une femme dévouée, généreuse. « Une sainte. » Pourquoi s’était-elle tranché les veines ?

De son expérience d’enquêteur criminel, Marc avait tiré une certitude : le seul point commun entre les tueurs en série était leur enfance perturbée. Violences familiales, alcoolisme, abandon, inceste… À l’évidence, ce n’était pas le cas de Jacques, choyé par sa mère. La violence de la découverte du corps avait-elle suffi à faire naître la psychose meurtrière ?

Il but une rasade de café — froid. Il devait trouver une nouvelle piste. Non pour rédiger son nouvel article, mais pour mieux comprendre le profil du prédateur. Il ordonna ses papiers, ses photographies, ses notes selon les différentes périodes chronologiques. Lorsqu’il parvint à la chemise intitulée « CAMBODGE », il s’aperçut qu’il n’avait presque rien. Le portrait de Linda Kreutz, quelques coupures de presse issues de quotidiens français… Il avait contacté l’ambassade de France à Phnom Penh, mais le personnel avait changé. Impossible d’accéder aux archives du procès, survenu en plein coup d’État. Pas moyen non plus de retrouver la trace de l’avocat cambodgien de Reverdi. D’après ce qu’il pouvait comprendre, la justice cambodgienne était plutôt confuse…