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— Je vous préviens : si vous essayez de l’interner, je…

— Vous n’avez rien compris. Marc a besoin de la vie ordinaire. C’est son seul remède possible. Il sort demain.

Quand Marc rentra chez lui, Khadidja l’attendait.

Avec son accord, elle avait investi l’atelier. La nuit précédente, elle avait rangé, astiqué, déblayé. Elle avait découvert un réduit, une sorte de petite salle, en contrebas du niveau du sol, où Marc rangeait ses livres spécialisés et ses « dossiers ». Elle n’avait pas résisté. Elle s’était plongée dans ces archives. Elle avait eu l’impression de pénétrer dans le cerveau de Marc. Des décennies de meurtres, de viols, de sang innocent versé. Témoignages, biographies, études psychologiques : tout était soigneusement classé, référencé, caractérisé. Une taxinomie de la cruauté.

Mais surtout, elle avait trouvé le dossier Reverdi. Elle avait lu les lettres, les coupures de presse, contemplé les photos. Elle avait pris la mesure du piège tendu. Cela allait bien au-delà du zèle journalistique. Marc s’était incarné dans sa machination.

Elle s’était attardée sur les copies des lettres manuscrites d’Élisabeth et s’était dit que oui, décidément, ce mec était tordu. Pervers. Cinglé. Pourtant, encore une fois, elle lui accordait des circonstances atténuantes. Elle avait cherché, jusqu’à l’aube, un dossier « Sophie », mais n’avait rien débusqué. Pas une photo, pas une ligne sur le meurtre de la « femme de sa vie ». À cinq heures, elle avait refermé la porte du cagibi comme on tourne définitivement une page.

Quand Marc franchit le seuil du loft, tout était prêt. Impeccable. Il sourit, la remercia et se prépara un café à l’aide d’une machine chromée qu’elle n’avait pas osé toucher. Puis il se plaça face à la baie vitrée, donnant sur la cour pavée, et se tut, tasse à la main.

Elle devina qu’il n’en dirait pas davantage.

Les règles étaient établies.

Ils trouvèrent leur rythme. Une cohabitation muette, fondée sur une compassion mutuelle. Une convalescence où ils partageaient un quotidien studieux. Marc passait ses journées devant son ordinateur. Il n’écrivait pas : il consultait le réseau Internet. Il lisait les journaux, les dépêches des agences de presse. Il absorbait ainsi les heures, en appel du moindre détail, de la moindre nouvelle qui concernerait Reverdi.

Les rares fois où il enchaînait plus de deux phrases à la suite, c’était au téléphone, avec son avocat. L’homme de loi lui avait évité une mise en examen pour « obstruction à la justice et dissimulation de preuves », à la suite de plusieurs plaintes émanant du ministère de la Justice de Kuala Lumpur. La Malaisie demandait même son extradition.

L’avocat espérait maintenant écarter toute menace en France, arguant auprès du juge d’instruction que Marc Dupeyrat, s’il avait commis des fautes, les avait largement payées. Entre deux conversations volées, Khadidja avait saisi que les choses s’annonçaient plutôt bien, malgré sa responsabilité indirecte dans les meurtres d’Alain van Hêm et de Vincent Timpani.

Quant à elle, elle s’était installé un bureau à l’autre bout de l’atelier, où elle avait connecté son ordinateur. Elle avait ouvert une nouvelle ligne téléphonique, réservée à Internet, grâce à laquelle elle recueillait des extraits de livres, des citations philosophiques, et correspondait avec des spécialistes de son sujet. La plupart du temps, elle écrivait sa thèse — des pages entières qu’elle n’était pas sûre de garder, mais qui lui permettaient, simplement, de passer le temps.

Marc consultait.

Khadidja écrivait.

Le bruit des deux claviers d’ordinateur résonnait dans l’atelier.

Le claquement de deux squelettes, en pleine danse macabre.

Et les recherches dans la Marne continuaient.

Sans résultat.

Pendant ce temps, au-dessus de leurs têtes, des phénomènes atmosphériques, de larges mouvements de masse continuaient.

Des mouvements qui les concernaient directement, mais qui les laissaient indifférents.

Sang noir était toujours en tête des ventes des librairies, porté par les « événements récents ». Selon Renata Santi, l’éditrice de Marc, les chiffres allaient dépasser trois cent mille exemplaires.

« Un cataclysme ! » Marc demeurait de pierre : il refusait les interviews, les signatures, les contacts avec qui que ce soit.

De son côté, Khadidja était un des mannequins les plus sollicités de cette fin d’année. Plusieurs couturiers l’avaient choisie pour leurs défilés, et les propositions de prises de vue photographiques fusaient des quatre coins du monde. Elle avait chargé son nouvel agent d’accepter seulement les séances situées à Paris. Il était hors de question de quitter la France et d’abandonner Marc.

Lui : auteur d’un best-seller, riche, adulé.

Elle : mannequin-vedette, princesse ethnique des tendances à venir.

Deux stars, deux paumés cloîtrés dans un atelier du 9e arrondissement.

À l’ombre de leur traumatisme, ils prenaient la mesure du mensonge qui fait courir le monde. Le succès, la réussite, le confort n’ont aucune saveur.

Marc consultait.

Khadidja écrivait.

Et les recherches dans la Marne continuaient.

Sans résultat.

88

À vingt et une heures, ce soir-là, Khadidja tourna la clé de l’atelier.

On était samedi. Elle sortait d’une journée de prises de vue pour un magazine japonais. Harassée, et étonnée par son propre succès. Aujourd’hui, le photographe avait volontairement accru les lumières sur ses marques de sutures, lui soufflant, penché au-dessus de son appareil : « Super, les cicatrices. On dirait des scarifications. »

À ces mots, elle avait fondu en larmes. De telles inepties lui avaient instantanément rappelé Vincent : il n’y avait que lui pour sortir des bourdes pareilles, d’un air inspiré. Et surtout, il n’y avait que lui pour les rendre supportables. Khadidja n’en finissait plus de mesurer l’étendue de son absence. Chaque heure, chaque jour accroissait son chagrin.

En ouvrant la porte, elle était d’une humeur de chien. Combien de temps supporterait-elle ce milieu grotesque ? Pour se trouver une excuse, elle se répéta qu’il s’agissait d’une thérapie personnelle. En acceptant de se faire photographier, en exhibant ses cicatrices, elle dépassait ses blessures intérieures.

Reverdi était mort — et elle était vivante.

Il était au fond du fleuve — et elle était en haut de l’affiche.

Cela, c’était la vitrine officielle. À l’étage inférieur, dans les arcanes de sa conscience, c’était surtout une manière de braver sa propre terreur, son obscure certitude que Jacques Reverdi n’était pas mort. Il rôdait quelque part. Blessé Furieux. Déterminé. S’il était toujours de ce monde, alors il pouvait voir les nouvelles photographies de Khadidja. Vivante. Et debout.

Elle posa son trousseau dans la coupelle de bronze prévue à cet effet, et se répéta la décision qu’elle avait prise aujourd’hui : quitter Marc. À eux deux, ils ne s’en sortiraient jamais. Face à l’absence du corps, face au vide, ils se cramponnaient l’un à l’autre par pur réflexe. Ils s’entraînaient dans leur double chute.

Elle était résolue ce soir à le lui annoncer.

Elle entendait déjà son silence, son mutisme indéchiffrable.

— Marc ?

Pas de réponse.

Elle avança d’un pas décidé et répéta :