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Le faisceau de sa lampe tremblait devant elle. Les chocs de son cœur résonnaient au fond de son thorax. Elle pensait à Marc. Elle ne pouvait plus le quitter. Plus maintenant. Elle avait voulu l’abandonner à sa folie, mais si Reverdi était vivant, Marc n’était plus fou : il était simplement lucide.

Elle avança dans la cour. Pas une fenêtre n’était allumée dans l’immeuble, face à l’atelier. Elle orienta sa torche à gauche, vers le portail. Personne. Elle percevait seulement la rumeur lointaine de la circulation, qui ne cesse jamais à Paris. Et cette odeur de ville, acidulée, polluée, mais plus douce, plus légère à cette heure — une haleine de sommeil.

Khadidja baissa la lampe. Elle avait vaincu sa peur. Tout était dans sa tête. Tout… Elle hurla quand elle entendit les pas.

Sa torche lui échappa des mains et roula sur le sol en pente.

Pour s’arrêter contre les embouts ferrés de grosses chaussures.

— Mademoiselle Kacem ? Le capitaine Michel nous envoie.

Cinq heures du matin.

La nuit la plus longue de son existence.

Les techniciens avaient fini d’équiper les téléphones fixes, les cellulaires, les ordinateurs et les modems. Elle leur avait encore offert un café — elle commençait à bien maîtriser la machine — puis les avait virés. Deux flics demeuraient maintenant sur son seuil.

Fourbue, Khadidja éteignit les lampes et s’enfouit sous sa couette. Elle sombra immédiatement dans le sommeil.

Un nouvel appel téléphonique l’arracha du néant. Sa lucidité revint en une seconde. Elle attrapa le combiné :

— Allô ?

La fente entre les rideaux était claire. Le jour s’était levé. Coup d’œil à l’horloge : neuf heures trente du matin. Elle répéta : « Allô ? », la voix pleine d’appréhension.

— Madame Kacem ? Je m’appelle Solin. Lieutenant Solin. On s’est vus au Quai des Orfèvres, je sais pas si vous vous souvenez…

— Vos hommes sont déjà venus.

— Je sais, je suis désolé. Je vous appelle… J’ai une nouvelle… Je… Enfin, il vaut mieux que vous le sachiez tout de suite : le capitaine Michel est mort.

— Mmmmort ?

Elle ne parvenait plus à parler. Les agrafes scellaient de nouveau ses lèvres. Elle ne pouvait plus les ouvrir :

— Quuuu’est-ce… quuuu’est-ce qui s’est passé ?

— Je devais venir le chercher, à huit heures. Je l’ai trouvé chez lui. Il a été… Enfin… On l’a assassiné.

— Chez lui ?

— Je suis sur place. Il a sans doute été surpris quand il revenait de chez vous.

Sutures. Morsures. Brûlures.

Elle se força à écarter les lèvres :

— Tué par Reverdi ?

Silence. Le policier souffla enfin :

— Il est trop tôt pour…

— C’est quoi l’adresse ?

Il fit mine de ne pas entendre et continua sur sa lancée :

— … mais bon, c’est vrai, il y a de fortes présomptions pour…

— C’EST QUOI LA PUTAIN D’ADRESSE ?

90

La blondeur de l’homme avait explosé.

S’était pulvérisée sur les murs, la moquette, le plafond.

Ce fut la première pensée de Khadidja quand elle pénétra dans l’appartement. Le capitaine Michel vivait dans un immeuble moderne, rue de la Convention. Un trois-pièces aux espaces carrés, blancs, peu meublés.

Mais une des pièces avait été transformée.

Le salon avait été vaporisé d’or.

Le tueur avait écarté les meubles et placé sa victime au centre de l’espace, torse nu, collé sur une chaise au dos d’osier. Partout autour de lui, des petits pains de cire naturelle, dont la taille oscillait entre vingt et soixante centimètres, soutenaient des bougies dont certaines étaient encore allumées. Chaque flamme se reflétait sur les flancs des autres pains et dessinait des sillons de rousseur.

Khadidja éprouvait le sentiment de pénétrer dans une ruche géante. Il ne manquait que le bourdonnement des abeilles. L’odeur sucrée de la cire emprisonnait chaque chose, à la manière d’une résine parfumée. Les petites flammes elles-mêmes ressemblaient à du miel liquide, libéré de l’apesanteur, s’élevant vers le plafond clair.

Le policier avait la tête baissée. Ses cheveux lisses renvoyaient des éclairs de blondeur, se mêlant en couleurs d’icône. Son torse cuivré s’inscrivait aussi dans le tableau. Le sang, qui lui couvrait toute la poitrine, prenait à la lueur des cierges une curieuse teinte mordorée.

— C’est hallucinant, souffla le lieutenant Solin, alors que des techniciens scientifiques, en combinaison blanche, travaillaient aux prélèvements d’échantillons. Le meurtrier a pratiqué une trachéotomie. D’après le toubib, il lui a d’abord collé du ruban adhésif sur la bouche puis il lui a ouvert la gorge. Aussi sec, il a refermé la plaie. Avec une cire spéciale, semble-t-il. Ensuite, il a fondu la même cire à l’intérieur des narines. Michel ne pouvait plus respirer. Dans son effort pour trouver de l’air, il a gonflé ses poumons, sa trachée, et a crevé sa propre plaie. C’est lui-même, en cherchant à respirer, qui a expulsé le sang de sa blessure. Le tueur a dû le regarder se vider.

Malgré elle, Khadidja baissa les yeux : la mare de sang s’étendait sur un rayon d’un mètre autour de la chaise. Elle était étonnée par son propre calme. C’était peut-être la mise en scène. L’irréalité de l’ensemble. Elle flottait dans ce théâtre rose et or. Sans y croire. Elle ne pouvait se convaincre de la nouvelle donne : elle était seule. Absolument seule face au tueur. L’unique flic qui lui inspirait confiance était mort. Et Marc, ni mort ni vivant.

— Il y a une inscription, quelque part ?

— Non.

— Les fenêtres et les portes ont été calfeutrées ?

— Non. Il n’a pas eu le temps de préparer la pièce à ce point. C’est déjà dingue qu’il ait pu forcer Michel à s’asseoir là-dessus. Sous ses airs d’ange, il était pas commode, Michel, il…

L’homme réprima un sanglot. Il avait un visage, une voix, une allure désespérément ordinaires. C’était sans doute un atout dans son métier, mais jamais Khadidja n’aurait pu le reconnaître dans la rue.

— Le plus dingue, reprit-il, après s’être mouché, c’est que les voisins n’ont rien entendu. Il l’a peut-être drogué. Les analyses nous le diront. Dans tous les cas, c’est du Reverdi tout craché. Y a plus de doute : le salopard est vivant.

Khadidja ne bougeait pas. Un froid polaire lui crispait l’extrémité des membres et remontait vers le centre de son corps. Elle se mit à marcher, pour enrayer l’engourdissement. Elle observait les hommes qui prenaient des photos, puis, avec précaution, soufflaient les bougies et saisissaient les pains de cire pour les glisser dans des sachets en plastique.

— Ces petits pains constituent une piste, commenta le flic. Ça doit pas courir les champs des produits pareils. On va interroger les apiculteurs et…

— Je ne vous demande qu’une chose, coupa-t-elle.

— Quoi ?

— C’est moi qui préviens Marc Dupeyrat.

91

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Mon sac. Je me tire.

Debout dans sa chambre d’hôpital, Marc repliait ses affaires. Il s’était réveillé de son « coma léger » deux heures plus tôt.

— Je suis au courant.

— Comment ?

D’un bref coup de tête, il désigna la porte :

— Ils ne parlent que de ça, dehors.