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— Je…

Marc bondit sur elle et lui serra les épaules :

— Je vous avais prévenue, non ? (Il descendit d’une note.) Je vous avais tous prévenus. Bon Dieu. Reverdi est vivant. On va tous y passer.

— Tu ne peux pas sortir, dit-elle faiblement, en se dégageant de son étreinte.

— Je vais me gêner.

— Pour aller où ?

— Je pars à l’étranger.

— À l’étranger ? Mais… mais les médecins ne t’y autoriseront pas.

— Les médecins ont besoin du lit — et j’ai vu le psychiatre ce matin. Aucun problème. Selon lui, je suis un malade du réel. Je dois me plonger dans le monde ordinaire. Alors, ne perdons pas de temps !

Khadidja joua une autre carte :

— Les flics ne te laisseront pas quitter la France. Tu es un témoin capital. Et tu risques une mise en examen.

Il boucla son sac, endossa sa veste :

— Tu retardes, Khadidja. On n’en est plus là. Mon avocat m’a mis à l’abri de tous ces emmerdements. J’aurais pu être impliqué en Malaisie. Mais ici, en France, je suis une victime. Une victime ! Quant à mon témoignage, les flics ont ma déposition. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter. À part ma frousse actuelle.

Il fit mine de se diriger vers la porte. Elle lui barra le passage :

— Où tu vas ? J’ai le droit de savoir !

— Sicile. (Il eut un sourire d’orgueil.) Je connais un coin où ce salopard ne viendra pas me chercher.

Les regards sont des livres ouverts. Celui de Marc avait toujours été fermé, mais Khadidja avait appris à y discerner des indices. Elle comprit ses véritables intentions.

Marc ne fuyait pas Reverdi.

Il voulait au contraire l’attirer sur un terrain qu’il connaissait.

Lui tendre un piège.

Stupéfaite, Khadidja s’entendit dire :

— Je pars avec toi.

92

Tous les automnes devraient ressembler à l’automne sicilien.

Khadidja le comprit dès l’atterrissage, le lendemain, à dix-sept heures.

L’avion plongea à travers les nuages, se redressa puis se coula dans un arc de lumière liquide, d’une douceur infinie. À travers le hublot, le paysage s’évaporait en pigments cuivrés, laissant entrevoir, entre deux éclats, la surface laquée de la mer indigo. Plus loin, on voyait le rivage : des plaines vert citron, comme éclaircies d’avoir trop brûlé tout l’été. Puis, au ras du sol, se précisèrent des bâtiments gris, et surtout des rochers. La carapace de l’île. Une pierre noire, à la fois dure et polie, émergeant des herbes calcinées.

Catane.

Elle n’avait même jamais entendu le nom.

Pourtant, sur le tarmac, respirant l’air marin, mi-sel, mi-algues, elle se sentit instantanément chez elle. Elle se dit que l’automne, dans l’un de ses pays d’origine, devait ressembler à cette caresse tiède. Elle n’avait jamais mis les pieds en Algérie ni en Égypte, mais c’était bien cet automne-là qui, depuis qu’elle était enfant, coulait dans ses veines.

Même le taxi lui plut : petit, gris, bancal, de marque inconnue. Il lui rappelait les voitures de ses premiers copains, en bas des immeubles de Gennevilliers — des Fiat, des Lada déglinguées… Elle s’enfonça dans son siège et perçut le couinement des ressorts avec un frémissement de bonheur.

En dépit de tout, de la fuite, de la menace, de la violence, elle était heureuse. Un mot frissonnait à l’orée de sa conscience, qu’elle ne se serait pas risquée à prononcer : « lune de miel »…

Au fil de la route, le paysage se révéla plus funeste. Noir, monotone, lugubre. On aurait dit qu’une tempête de cendres avait tout recouvert, figeant le moindre relief, étouffant les collines sous une croûte terne.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

— Rien de spécial, répondit Marc, le regard tourné vers la vitre. L’Etna est tout près. Les roches sont volcaniques.

Alors, elle le vit.

Le volcan. Au bout de l’horizon. Un mont noir, qui paraissait tirer à lui la ligne des nuages. Un sommet d’humeurs sombres, qui ressemblait à un lieu d’oracles et de mystères. Sans savoir pourquoi, Khadidja captait maintenant une présence antique — une histoire très ancienne, qui palpitait encore, distillant symboles et messages.

Elle se dit une nouvelle fois que Marc voulait attirer Reverdi sur cette terre ancestrale. Voulait-il l’affronter au sommet du volcan, parmi les gaz brûlants ? Il n’y avait aucun avantage à l’attirer là-haut. Elle songea à la mer. Plus absurde encore : c’était l’espace de prédilection de Reverdi. La ville ? Elle devinait déjà les ruelles, étroites et noires. Marc connaissait-il à ce point ces dédales pour tendre un piège au tueur ?

Machinalement, elle serra dans son sac son téléphone cellulaire. Avant le départ, elle avait appelé, en douce, Solin. Il avait tenté de la dissuader, mais au ton de sa voix, elle avait compris que Marc disait vrai : son avocat les avait placés, elle et lui, hors d’atteinte de toute procédure. Ils étaient libres de leurs déplacements.

Khadidja avait promis au flic de lui faxer, dès son arrivée, les coordonnées de leur hôtel. En retour, Solin préviendrait les forces de police de la ville, afin que les Siciliens se tiennent prêts à toute éventualité. Mais là encore, elle avait saisi le message dans la voix : les policiers de Catane avaient d’autres chats à fouetter.

Elle tripotait toujours son portable lorsqu’ils pénétrèrent dans la ville.

Dès le lendemain, elle tomba amoureuse.

Amoureuse de sa chambre, dans une petite pension vieillotte, absolument déserte, au fond d’une impasse. Amoureuse des motifs usés des rideaux et du couvre-lit, des porte-serviettes et des robinets en vieux cuivre. Amoureuse des toits gris, des croix d’église, des antennes satellite, qu’elle pouvait admirer en équilibre sur un balcon en fer forgé qui ressemblait à une serre d’aigle.

Elle s’aventura dans la ville. Elle arpenta les avenues, les ruelles, les places, noires et tièdes, qui semblaient contenir encore un feu rentré, très ancien. Elle aimait ces trottoirs bruns, bosselés, comme frappés par un marteau de forgeron, ces murs de moellons sombres, ces cours, ces jardins, cernés de lave froide. Curieusement, la pierre volcanique avivait chaque contraste, soulignait chaque détail. Tout ressortait ici comme un dessin à la craie de couleur sur un grand tableau d’ardoise.

Khadidja adorait aussi la vie sicilienne, l’agitation de la cité, à la fois criarde et feutrée, véhémente et intime. Les places fumées, macérées dans l’odeur des guérites qui vendaient des paninis, des brochettes, des beignets de fruits de mer. Les statues antiques, sommets d’usure grise vacillant sur leurs socles autour desquels les enfants se poursuivaient en riant. Les dalles argentées, miroitant sous les averses qui visitaient la ville de temps à autre, sans jamais s’attarder.

Oui, définitivement, Khadidja était amoureuse de Catane. Au fil des jours, elle se promenait, oubliant ses peurs, occultant la menace latente de Reverdi et les absences répétées de Marc. Chaque matin, il l’abandonnait, vaquant à de mystérieuses occupations. Il avait loué une voiture et partait tout le jour hors de la ville. Lorsqu’elle le questionnait sur ces absences, il parlait de surveillance, de repérages, de protection. Au fond, Khadidja s’en moquait. Elle se disait, avec innocence, qu’elle vivait là un paisible sursis.

Même la violence souterraine de Catane l’attirait. La ville, première d’Italie pour la criminalité, était criblée de meurtres, de faits divers, d’avertissements. Comme cette tête tranchée qu’on avait retrouvée au pied de la statue de Garibaldi. Ou ce bar de Trappetto Nord qui avait été le théâtre d’un massacre.