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Ville d’ombre et de soleil, Catane était aussi la ville de la mafia.

Une semaine passa ainsi.

Tôt le matin, Marc et Khadidja se rendaient dans un cybercafé — ils n’avaient pas emporté, volontairement, d’ordinateur. Ils consultaient les éditions des quotidiens français. Ils espéraient toujours voir annoncée l’arrestation de Jacques Reverdi. Ou au moins quelques nouveautés relatives au sujet. Les journaux étaient laconiques. À l’évidence, l’enquête ne progressait pas.

Plus les jours avançaient, plus elle suivait l’affaire avec distance. Elle n’écoutait plus son répondeur, ignorant les nouveaux contrats que son agent négociait. Elle se détachait d’elle-même. Elle était en suspens, et la ville y était pour quelque chose. C’était une maladie qui l’éloignait du réel ; une convalescence où tout lui semblait vague, sans importance.

La vraie vie était à Catane. Ici, un frisson d’excitation cristallisait chaque instant, chaque sensation, à la manière de ces frises de sucre sur les gros croissants qui ouvraient sa journée. Toute la matinée, elle s’installait dans une gelateria, près des vitres blanches, baignée par l’odeur trop forte du café, et elle lisait les journaux italiens, dont elle ne comprenait qu’un mot sur deux.

Elle se passionnait pour les faits divers, comme cette infirmière de la banlieue de Catane, qui passait pour une sainte et qui venait de tuer son mari à l’acide. Le temps de sa lecture, elle ne cherchait plus de réponses à des questions impossibles : que faisait-elle au juste ici, avec Marc ? À cohabiter sans la moindre tendresse, la moindre attention ? Voulait-elle l’aider, tenter le diable, ou seulement compter les points ?

Et lui, quel jeu menait-il ?

Puis, un soir, cela arriva.

Non pas l’irruption de Reverdi. Pas encore. Mais l’apparition de Marc, dans l’encadrement de la porte qui reliait leurs deux chambres.

Depuis quatre jours, elle n’était pas fermée. Depuis quatre nuits, Khadidja attendait, espérant et redoutant à la fois qu’elle s’ouvrît. Elle pressentait que cela surviendrait dans cette ville antique, chargée d’oracles, qui ne se contentait pas de prédire les événements, mais de les provoquer. Une ville située au bord du destin, là où les consciences basculent, où les choses se décident, où les hommes jouent leur existence.

Sans un mot, il la rejoignit. Ils s’enlacèrent avec une étrange familiarité, comme si leurs peaux s’étaient parlé durant ces semaines, pendant que leurs lèvres se taisaient. Khadidja, comme toujours, demeura sèche, mais leurs corps, littéralement, entrèrent en fusion. Elle sentait les muscles, les os de Marc saillir sous sa peau. Elle songeait aux bulles de lave qui crépitaient au fond des gouffres, au sommet de l’Etna. La sueur les enduisait, entièrement, s’immisçant dans chaque creux, chaque interstice de leurs chairs. Ses cuisses se lubrifièrent, son sexe s’ouvrit comme un cratère. Elle humecta ses doigts avec sa salive et les glissa dans son sexe. La brûlure indienne devint brûlot de lave.

Marc faisait l’amour comme il avait vécu ces dernières semaines, les dents serrées, fermé sur son silence. Khadidja ne ressentit aucune jouissance. Mais elle l’accompagna comme elle l’accompagnait depuis la nuit de Reverdi. Sans amour, avec seulement une bienveillance docile, qui lui venait de loin. En plein acte d’amour, elle jouait encore à l’infirmière.

Peu à peu, Marc se souleva, s’arc-bouta sur elle. Ses muscles se tendirent, ses hanches s’accélérèrent. Khadidja était absente. Étrangère à l’instant. Elle délirait : elle confondait tout — son père qui brûlait, son cerveau-pieuvre, l’Etna qui rougissait… Mais elle n’oubliait pas de renvoyer les signes convenus, les soupirs de circonstance, les caresses obligées, sentant sous ses doigts la multitude de cicatrices de Marc. La seule concession qu’elle ne pouvait lui accorder était sa bouche — encore trop douloureuse. Pas une fois, elle ne l’avait embrassé, et elle en éprouvait, obscurément, un soulagement.

Soudain, il se bloqua, voûté, comme repoussé par une bulle de jouissance qui le maintenait en respect. Il grogna, gémit, puis s’épancha en un râle bestial, en rupture avec le Marc qu’elle connaissait, celui du jour et de la vie ordinaire. Il s’écrasa à son côté. Elle n’était pas sûre qu’il ait pris du plaisir à cette empoignade. La seule certitude était la détente totale de leurs corps, la décontraction merveilleuse qui les apaisait maintenant.

Elle eut une révélation : elle pourrait bien mourir ici, dans cette ville crachée par le feu. Elle envisageait cette possibilité avec calme, comme la fin logique d’un cercle dont elle n’était jamais sortie. Oui : elle pourrait mourir aux côtés de Marc, cet étranger qu’elle soignait alors qu’il était responsable de son malheur.

Il ne bougeait plus. Elle percevait sa respiration. Grave, brève, où vibrait un obscur ressentiment. Un fond d’orage, à peine apaisé. Elle se tourna vers le mur et dit :

— Tu as rendez-vous.

Pas de réponse.

Elle frôla le papier peint, avec le dos de ses doigts, et répéta :

— Je sais que tu as rendez-vous ici. Avec lui.

Le silence, les ténèbres.

Enfin, un murmure s’éleva. Une fumée de voix :

— Je ne t’ai pas forcée à venir.

Mais Khadidja n’entendit rien : elle dormait déjà.

93

Elle s’éveilla au son des cloches. Des tintements graves, secs, ensoleillés. Des tintements qui l’éveillèrent comme jamais elle n’avait été éveillée. Elle s’assit dans le lit : Marc était déjà parti. Tant mieux.

Elle songea à leur étreinte et à l’impression de malaise qu’elle lui avait laissée. Impossible de dire si elle aimait ou non Marc. Même, et surtout, après cette nuit. Ils en étaient toujours au stade où ils se cramponnaient l’un à l’autre, au bord du vide.

Les cloches emplissaient le ciel, vibraient dans la lumière. Khadidja se souvint qu’on était dimanche. Elle sortit du lit, se glissa dans une robe, puis regarda à travers la double porte du balcon.

Elle n’avait jamais contemplé un aussi beau spectacle. Sous les câbles électriques, les rues s’étaient transformées en coulées de lumière. La lave noire semblait liquide, dorée, étincelante. Et dans la pulvérulence de l’air, une armée de silhouettes marchaient en file indienne. Des hommes, mais surtout des femmes, dont la plupart étaient des petites vieilles, vêtues de noir, trottinant comme des fourmis en deuil en direction de l’église la plus proche.

Elle décida d’assister à la messe. Khadidja ne pratiquait aucune religion — ni celle de ses origines ni aucune autre. Mais aujourd’hui, elle voulait goûter la fraîcheur de la nef, respirer l’encens, frôler les voiles noirs des vieilles femmes.

Elle enfila un pull, une jupe, chaussa ses bottes. Elle attrapa son manteau, saisit la clé puis se dirigea vers la porte.

Elle tournait la poignée quand le téléphone de la chambre sonna.

Khadidja s’immobilisa : qui pouvait appeler à ce numéro ?

Elle décrocha en murmurant un « allô ! » hésitant :

— Khadidja ? Je suis content de vous trouver.

Elle reconnut tout de suite la voix de Solin, le flic au visage anonyme. Mais ce timbre cadrait si peu avec l’instant qu’elle ne comprit pas tout de suite ses paroles.

— Qu’est-ce que vous dites ?

Elle se tourna vers la vitre : le charme était rompu. Les cloches, les veuves, le soleil — tout cela lui semblait perdu, inaccessible.