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— C’est dingue, répéta le flic. On a retrouvé le corps.

— Quoi ?

— Enfin, presque. On vient de recevoir les résultats des analyses lancées par Michel, avant sa mort. Sur le site, il y avait aussi un incinérateur. Michel avait demandé une analyse des cendres de la nuit de l’affrontement, juste au cas où. Ces examens ont pris beaucoup de temps. Des complications techniques : j’ai pas bien compris. Mais on possède maintenant une certitude : un corps vivant s’est consumé cette nuit-là. Et d’après les tests ADN, c’est Reverdi en personne. On cherchait dans le fleuve, on avait tort. Il est jamais sorti de l’usine. Il s’est planqué dans le four et est resté coincé à l’intérieur. Il a brûlé vif !

Elle voulut parler mais les agrafes se resserraient de nouveau sur ses lèvres. Les griffes hurlaient plus fort que sa voix. Enfin, elle parvint à ânonner :

— Mmmmais… mmmmais… qu’est-ce que ça veut dire ?

— Il y a un autre tueur. Un imitateur, je sais pas… Khadidja ? Vous êtes là ?

Elle ne répondit pas.

Son poids se décuplait : elle s’enfonçait dans le sol.

— Vous devez absolument rentrer. Vous et Marc. Ne m’obligez pas à demander au juge une sommation internationale. Il y a des accords avec l’Italie et… Khadidja ? Qu’est-ce qui se passe ?

Un long silence, puis elle prononça distinctement :

— Je vous rappelle.

Elle raccrocha.

Ce fut le seul mouvement qu’elle put effectuer. Tout son être s’était transformé en lave glacée.

Face à elle, les rainures de la double porte vitrée étaient calfeutrées. Avec du fil de rotin.

Oui, Jacques Reverdi avait un imitateur.

Et elle partageait son lit.

La porte mitoyenne s’ouvrit derrière elle.

— Ils l’ont retrouvé ?

La voix de Marc était douce, emplie de sollicitude. Elle se dit : « Je ne veux pas mourir. » Elle entendit la porte se refermer. Son frottement sur le sol était significatif : calfeutrée elle aussi. Du fil de rotin, partout. Et l’asphyxie, dans quelques heures.

— Ce n’est pas grave, continua la voix. Le corps n’est rien. Seul l’esprit compte.

Elle se dit à nouveau : « Je suis Khadidja et je ne veux pas mourir. » Alors seulement, elle pivota.

Marc, encore vêtu de son manteau, lui souriait. Dans sa main gauche, il tenait un sac de croissants. Dans l’autre, un couteau de pêcheur, à lame courbe.

— Jacques Reverdi est mort. Mais son œuvre continue.

Khadidja recula. Les cloches tintaient toujours. Le soleil, le vent, la vie — à des milliers de kilomètres, de l’autre côté de la vitre. Marc posa les croissants sur la commode et avança d’un pas. Il la regardait sous sa mèche naissante — elle remarqua, d’une manière absurde, que ses cheveux repoussaient très vite.

— Dans la cuve, j’ai cru que la dernière étape de mon initiation était de mourir de la main de Reverdi. Je me trompais : le dernier stade, l’ultime connaissance, c’était de devenir Reverdi. De poursuivre son œuvre. Jacques croyait en sa réincarnation et il avait raison.

Il avança encore. Elle se plaqua contre la double porte. Les mains dans le dos, elle sentait contre ses paumes les fils de rotin qui débordaient le long du châssis.

— C’est pas possible, chuchota-t-elle. On ne devient pas un assassin. Tu ne peux pas être influencé à ce point-là…

Nouveau sourire de Marc :

— Mais je suis un assassin. Depuis toujours.

Khadidja ne voulait rien entendre. Pas un mot de plus.

— Le rituel de Reverdi m’a révélé à moi-même. Et mon dernier coma, celui de la cuve, m’a rendu la mémoire. Quand je me suis réveillé, tout m’est revenu. La vérité qui se cachait derrière mes autres pertes de conscience. C’est moi qui ai tué d’Amico, mon copain de lycée. C’est moi qui ai tué Sophie, ma femme.

Elle se dit : « C’est faux. Il est fou. » Mais elle aperçut les rais autour de la porte derrière lui : colmatés. La grille de ventilation : obstruée. Les rainures du parquet : bouchées. Combien de temps cela lui avait-il pris ? Voilà à quoi il passait ses journées, pendant ses promenades : il préparait la Chambre de Pureté.

De la main gauche, Marc ouvrit le tiroir supérieur de la commode : il en sortit un petit coffre, revêtu de cuir, qu’il posa à terre.

— Durant toutes ces années, j’ai cru que je cherchais un tueur. Je ne cherchais qu’un miroir. Le reflet qui allait me rendre ma cohérence, ma vérité.

— C’est pas possible, souffla-t-elle, sans conviction.

Un genou au sol, Marc saisit un flacon contenant un liquide ambré — le miel. Un long pinceau. Une petite lampe à huile, en forme de burette. Il sourit encore, en se relevant :

— J’ai trouvé tout ça chez un antiquaire, dans le centre de Catane. Tu y es allée toi aussi ? Ils ont vraiment de belles choses…

Il dévissa le bouchon et huma le parfum. Fixant Khadidja, il parla plus vite :

— D’Amico était homosexuel. Il s’est trompé sur notre amitié. Il a voulu me forcer dans les toilettes du lycée. On s’est battus. Il a glissé par terre. J’ai empoigné ses cheveux et je lui ai cogné le crâne contre le rebord de la cuvette. Ensuite, j’ai eu une idée. D’Amico était un type bizarre : il portait toujours sur lui un rasoir. Je l’ai trouvé et lui ai cisaillé les veines. Mais le sang ne coulait pas. Je lui ai fait un massage cardiaque pour expurger le sang… Je savais que le médecin légiste remarquerait le choc sur la nuque, mais qu’il inverserait les événements. Il conclurait à un suicide puis à une chute.

C’est alors que je me suis aperçu que j’avais éjaculé. La violence, la mort, son humiliation : je ne sais pas… Une chose était sûre : j’aimais le sang. J’aimais le meurtre. J’ai refusé cette réalité.

De rage, je lui ai enfoncé le balai des chiottes dans la bouche. Je suis sorti de la cabine, halluciné, et quand je me suis vu dans les glaces au-dessus des lavabos, j’ai sombré dans le coma. La suite, c’est la version officielle.

Il respira encore le miel. Khadidja nia de la tête :

— Tu n’as pas tué Sophie.

— Je l’ai tuée ici même, ricana-t-il. Dans cette chambre, il y a plus de vingt ans…

L’abîme s’ouvrait. Khadidja se concentra sur les motifs vieillots des rideaux, du couvre-lit, pour retrouver des repères familiers. Mais ils lui paraissaient maintenant foisonnants, hostiles, piégés.

— Elle voulait me quitter. J’ai tenté ce voyage de réconciliation, en Sicile. Mais sa décision était prise. Un soir, elle m’a même révélé qu’il y avait quelqu’un d’autre. Je me suis jeté sur elle. Je l’ai frappée, à coups de poing, mais elle me provoquait encore, avec ses yeux blessés, sa bouche en sang…

Il rit encore et prit un ton ironique :

— Il lui fallait une petite leçon. J’ai chaussé mes baskets. Je suis sorti dans le couloir et j’ai trouvé, dans le réduit de la femme de ménage, des gants de caoutchouc, de la poudre à récurer. Je suis revenu auprès de Sophie et j’ai dénudé des fils électriques. Je l’ai bâillonnée, j’ai branché le câble et je l’ai sondée dans ses parties intimes, partout où l’autre était passé. Cela a duré longtemps. Très longtemps. La résistance physique est vraiment… étonnante. Finalement, je l’ai ouverte et je l’ai répandue sur le sol. Histoire de voir ce qu’elle avait dans le ventre.

« Ensuite, je me suis lavé et j’ai mis de la poudre à l’intérieur des gants, pour effacer mes empreintes. J’ai tout laissé tel quel et je suis parti me perdre parmi les rues de Catane. J’étais dans un état second. Quand je suis rentré, j’avais tout oublié. Mais une appréhension indicible s’est emparée de moi. Lorsque je l’ai découverte, brûlée, violée, éviscérée, j’ai de nouveau perdu conscience. Pour plusieurs semaines. Puis je me suis réveillé en France ; je n’avais plus aucun souvenir.