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Le miracle survint. Un journal local lui envoya une réponse positive. Une simple gazette, installée à Nîmes, mais l’important était ailleurs : on allait le payer pour écrire ! Il se dévoua à son nouveau métier. Il se prit de passion pour le Sud de la France et découvrit que tous les clichés pittoresques sur cette région étaient vrais. Le soleil, les plaines d’or, les pastels de lavande ou de romarin. Chaque sensation était pour lui comme l’un de ces petits sachets d’herbes sèches qu’on glisse entre les draps. Les parfums s’insinuaient en lui ; douceur feutrée, intime, glissée entre les plis de son être.

Les années filèrent. Il progressa, gagna mieux sa vie. Il vendit ses parts de la pharmacie familiale à sa sœur et acquit une maison dans les environs de Sommières. Il avait là-bas un cercle d’amis, un cercle d’habitudes, un cercle de « fiancées ». À trente ans, il était devenu un enfant du Gard. Le drame de d’Amico lui semblait loin, l’écriture était sa seule ligne de vie — et maintenant, bien sûr, il nourrissait un projet de roman. Chaque matin, il se réveillait plus tôt pour rédiger le « chef-d’œuvre ». Mais surtout, ses troubles avaient presque disparu. Il voyait toujours un psychiatre à Nîmes et ses cauchemars reculaient. Le rouge, ce rouge qui inondait parfois les parois de son crâne, s’éclaircissait au point de disparaître dans la pulvérulence du matin, lorsqu’il s’éveillait.

À son insu, un nouveau poison s’insinuait dans sa vie : la routine. Les cercles concentriques de son existence se resserraient au point de l’étouffer. Chaque jour l’ankylosait un peu plus. Il se levait moins tôt — juste à temps pour filer à la « conf » du matin. Le soir, il allumait la télévision, sous prétexte qu’il avait « bossé comme un âne » toute la journée. Peu à peu, les préoccupations, minuscules mais concrètes, de sa vie professionnelle prirent le pas sur ses rêves d’écrivain. Il mangeait plus, s’empâtait, et prenait goût à l’inertie. Il s’était même remis au piano, mais comme on se remet au bricolage.

Alors, il la rencontra.

D’abord, il ne la vit pas. Comme dans ces tests psychologiques où l’on soumet au sujet des cartes à jouer impossibles — as de pique rouge, dix de carreau noir — et qu’il ne remarque pas, les assimilant à des cartes standard, Marc associa Sophie au paysage habituel et ne sut remarquer ses différences.

Elle était, tout simplement, la carte impossible.

Il fit sa connaissance à Saignon, dans le parc naturel du Lubéron, lors de l’inauguration d’un site archéologique. On avait découvert sur une dalle calcaire des empreintes fossilisées d’animaux préhistoriques. Ce jour-là, Sophie lui parla : elle était responsable de la communication de la fondation qui finançait le chantier. Il ne la remarqua pas. Une dame de trèfle rouge. Une reine de cœur noire. Il fallut qu’elle insistât, qu’elle l’invitât plusieurs fois, sur d’autres chantiers, financés par sa fondation, pour qu’enfin, il comprenne.

Sophie correspondait, trait pour trait, à son idéal féminin.

Elle était l’esquisse qui avait toujours plané dans son esprit. Le rêve latent qu’il n’osait préciser, de peur qu’il s’efface au contact de sa pensée. Aujourd’hui encore, il aurait été incapable de la décrire. Grande, brune, à la fois précise et vague. Il ne se souvenait que d’un équilibre inouï. Une grâce parfaite. Il l’avait toujours pensé — et il en possédait maintenant la preuve : on devait se moquer de la couleur des cheveux, de la qualité du teint, du grain de la peau. Seule compte l’harmonie de l’ensemble. La pureté des lignes, la rigueur du dessin. Comme le prodige d’une mélodie, qui peut être jouée sur n’importe quel instrument sans perdre son émotion.

Impossible non plus de dire s’il aimait son esprit, sa personnalité, puisque tout, absolument tout chez elle — remarques, décisions, attitudes —, était traversé par cette grâce indicible. Il ne l’écoutait pas : il planait. Il ne l’aimait pas : il lui vouait un culte. Il n’avait qu’un souhait : vivre auprès d’elle, accompagner cette beauté jusqu’au bout, comme on effectue un pèlerinage. Il voulait voir apparaître ses rides, apprivoiser sa beauté, sans chercher à la comprendre ni à percer son secret. Il espérait simplement s’intégrer à son histoire, comme un prêtre s’assimile à la foi, à force de prières, sans saisir les desseins de Dieu.

Dans son travail, il trouva une nouvelle énergie. Depuis deux années, il était le correspondant d’une grande agence photographique à Paris. Lorsqu’un fait divers, dans sa région, pouvait revêtir une importance nationale, il prévenait aussitôt le bureau central et on lui envoyait un photographe. Grâce à ce job, il rencontrait des reporters majeurs. Des hommes qui ne cessaient de voyager, qui vivaient à une autre échelle du réel. Marc leur proposa une collaboration — le fameux tandem journaliste-photographe —, appliquée à l’échelle du monde.

On lui fit confiance. Il voyagea, traita des dizaines de sujets. Ethnies lointaines, milliardaires délirants, guerres des gangs : tout y passait. Avec une seule condition : de l’inédit, de l’extraordinaire, de l’adrénaline, garantis sur papier glacé. Ses revenus augmentèrent. Ses prises de risques aussi. Il vendit sa maison de Sommières pour revenir à Paris. Sophie le suivait, bien sûr — d’ailleurs, tout cela lui était destiné. Paradoxalement, il effectuait ces voyages pour se rapprocher d’elle, pour nourrir leur quotidien d’un matériau incandescent, et sublimer leur relation intime. Face à sa beauté, il ne pouvait que devenir un héros. Question d’équilibre.

À la fin de 1992, Marc se lança dans un reportage important sur la mafia sicilienne. Son périple comportait plusieurs villes : Palerme, Messine, Agrigente. Il persuada Sophie de le rejoindre à la fin du parcours, à Catane, au pied de l’Etna.

C’est là-bas, dans la ville volcanique, que le drame se répéta.

Sophie disparut le 14 novembre 1992. Jamais il n’oublierait cette date. La femme sacrée, la Pythie s’évanouit dans la même couleur que d’Amico. Le rouge. Du moins le supposait-il car il n’en avait aucun souvenir. Quand il découvrit son corps, il perdit connaissance et sombra dans un sommeil sans rêve. Tout se répéta, exactement, comme la première fois. La découverte. Le choc. Le coma.

Il se réveilla dans un hôpital parisien. On lui expliqua, avec beaucoup de précaution, ce qui était arrivé. Deux mois étaient passés. On l’avait transféré à Paris. Sophie était enterrée auprès de sa famille, dans la région d’Avignon. Marc ne pouvait plus parler. Autour de lui, les vieux fantômes ressurgirent : sa sœur, les spécialistes de l’amnésie, le psychiatre qui l’avait traité la première fois. Il les écoutait, mangeait, dormait. Mais il n’éprouvait qu’une seule sensation : un goût de ciment dans la bouche, comme après une très longue séance chez le dentiste. Ce goût l’envahissait, se répandait partout, et le paralysait. Il devenait un bloc minéral. Incapable de la moindre idée, de la moindre réaction.

Il fallut attendre deux semaines pour qu’il se lève. Il s’observa dans la glace de sa chambre et se trouva, simplement, amaigri. Sa peau avait la couleur du plâtre, et sa bouche exhalait toujours le même parfum de mortier.

Un mois plus tard, ses idées se remirent en place. Il comprit qu’il avait tout perdu. Non seulement Sophie, mais aussi le dernier souvenir de Sophie. C’était ce trou noir qui l’obsédait, alors qu’il déambulait dans les couloirs de l’hôpital, en pyjama. Cette blessure de temps, cette page effacée qui lui manquerait toujours et qu’aucune greffe ne pourrait remplacer.