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Marc s’approcha de la table où brillaient les diapositives. Il s’attendait à des images de chairs arrachées, des traînées de sang sur la carrosserie, une boucherie abjecte. Il découvrit le visage diaphane, radieux de la princesse. Ses orbites étaient légèrement tuméfiées, une goutte de sang perlait de sa tempe, mais sa beauté était intacte. Elle paraissait même, sous les signes de contusion, d’une jeunesse, d’une fraîcheur bouleversantes. C’était un ange véritable, incarné, avec des cernes, des bleus, du sang, et une présence qui serrait le cœur.

Le pire était une autre image — sans doute la dernière de Diana consciente. Captée par un flash, elle lançait un regard apeuré par la vitre arrière de la voiture, vers les photographes qui venaient de la prendre en chasse. Dans ce regard, Marc lut la vérité. La princesse n’allait pas mourir d’une faute de conduite, ni même à cause des photographes qui la suivaient ce soir-là. Elle allait mourir de ces longues années de poursuite durant lesquelles elle avait été traquée, guettée, non seulement par des photographes, mais par le monde entier. Elle allait mourir de la curiosité humaine, de cette force obscure qui avait focalisé tous les regards, tous les désirs sur elle. Une traque qui avait commencé depuis la nuit des temps. Avec le désir de voir, de savoir, inscrit dans les gènes de l’homme.

— Je vous préviens. Moi, je la vends pas.

Marc reconnut le photographe qui venait de parler : il avait les larmes aux yeux. Il comprit qu’il était l’auteur du cliché « vitre arrière », les autres, celles de Diana parmi les tôles froissées, étaient celles de Vincent. Il le chercha du regard : le géant avait l’air effaré, oscillant d’un pied sur l’autre, casque à la main.

Marc contempla les autres hommes — les journalistes de permanence, le chef du service photographique, réveillé en pleine nuit. Tous livides, blafards même, avec la lumière de la table qui les éclairait par en dessous. À cet instant, sans qu’un mot soit prononcé, il y eut un accord tacite : personne ne vendrait ni ne publierait ces images.

À quatre heures, la nouvelle tomba : Diana était morte.

Alors, la fièvre monta. Les téléphones portables n’arrêtèrent plus de sonner. Les offres provenaient des rédactions du monde entier. Les enchères s’accéléraient. Marc observait du coin de l’œil Vincent, et quelques autres photographes qui étaient arrivés entre-temps avec d’autres clichés. Ils répondaient en hésitant, prenant note du pactole qui ne cessait de monter. Parfois, ils se regardaient dans les vitres de la salle de rédaction et devaient s’interroger, eux aussi : hommes ou charognards ? Marc s’éclipsa des bureaux à six heures du matin, après s’être entendu avec Vincent : ils ne vendraient rien.

Marc marchait vers sa voiture quand son téléphone portable sonna. Il reconnut la voix : un de ses contacts au Quai des Orfèvres. « Diana. On attend son certificat de décès. Ça t’intéresse ? » Marc imagina le corps pâle, allongé sur la table d’opération. Ce corps qu’il avait lui-même profané quelques années auparavant, en fourguant des photos où on apercevait, à la naissance des cuisses de la princesse, des marques de cellulite. Le journal avait publié les images en agrandissant et en cerclant de rouge la zone « intéressante ». Marc avait empoché quatre-vingt mille francs pour ce reportage d’intérêt général. Voilà dans quel monde il vivait. Il raccrocha sans répondre.

Une heure plus tard, le flic rappela : « On vient de recevoir le certificat, par fax. On a les résultats de son analyse sanguine. Elle était peut-être enceinte. Ça t’intéresse toujours pas ? » Marc hésita encore, pour la forme, puis, poussé par une obscure volonté de toucher le fond, il dit : « Je t’attends au Soleil d’Or dans trente minutes. J’amènerai le papier. » Le Soleil d’Or était le café le plus proche du 36, quai des Orfèvres. Quant au « papier », il fallait toujours amener à son indic une rame standard à glisser dans la photocopieuse : les feuilles utilisées par les bureaux de police portaient des signes caractéristiques et constituaient, en cas de poursuites, une preuve matérielle contre ces services.

Une heure plus tard, il avait en main la copie du document. Deux heures plus tard, il le proposait à l’une des plus grandes rédactions de Paris. Un scoop inestimable. Mais la direction hésitait face à ce certificat : rien ne garantissait son authenticité et cela allait trop loin, trop fort. Au même moment, dehors, on parlait de lyncher les paparazzis et plus généralement les médias, les « assassins de Diana ». Sans être certain de publier, le magazine paya une « garantie » et prépara une mise en pages — ce fut Marc lui-même qui écrivit le papier, sur place. Mais alors, il se passa un événement inédit : les secrétaires du service sténo refusèrent de taper l’article. Trop, c’était trop. Cette révolte fit tout basculer : la rédaction renonça. Et opta pour une demi-mesure. On évoquerait la possible grossesse dans l’article, mais pas question de publier le certificat.

De rage, Marc attrapa sa pièce à conviction et fonça dans les toilettes du journal. Dans l’une des cabines, il brûla le document. À cette seconde, le dégoût explosa dans sa gorge. Aucun doute : il était bien une pure ordure. Il contempla les flammes qui se tordaient entre ses doigts et décida que le métier était fini pour lui. Depuis cinq ans, il pactisait avec le diable et il était en train de brûler, symboliquement, son contrat maléfique.

Il partit en voyage. Presque malgré lui, il retourna en Sicile, et ne mit que deux jours à se retrouver, sans même y avoir pensé, à Catane. Une sorte de pèlerinage, sauf qu’il ne se souvenait de rien. Dans les rues de lave noire, il essaya, encore et toujours, de se rappeler les quelques heures qui avaient précédé la disparition de Sophie. Quelles avaient été leurs dernières paroles ? Malgré son amour intact, malgré le fait qu’il ne passait pas un jour sans penser à elle, il était incapable de retracer ces heures ultimes.

En Sicile, il prit une nouvelle décision. À la manière d’un homme qui, traqué pendant des années, fait volte-face et choisit de combattre ses chasseurs, Marc décida de se retourner et d’affronter, enfin, ses propres démons. Ses cinq ans d’agitation, de combines, de photos indiscrètes n’avaient qu’un seul but : brouiller les cartes, masquer sa vraie hantise. Il était temps de se consacrer à sa véritable obsession.

Le crime.

Le sang et la mort.

Il proposa sa candidature à un nouveau magazine de faits divers, Le Limier. Marc n’avait pas le profil pour ce poste mais sa carrière démontrait ses dons d’enquêteur. À quarante ans, il repartit de zéro. Pour la cinquième fois. Après avoir été pianiste, journaliste régional, grand reporter, paparazzi, il se lançait maintenant dans le fait divers. On lui confia la chronique judiciaire. Il passa ses journées dans les cours d’assises, suivit les crimes les plus sordides, observa les assassins dans le box des accusés. Règlements de comptes, vols crapuleux, crimes passionnels, infanticides, incestes… Pas une turpitude ne manquait. Marc était déçu. Face aux accusés, il s’attendait à découvrir une vérité. La marque ancestrale du crime.

Ce qu’il voyait était plus effrayant encore : il ne voyait rien. La banalité du mal. Des visages plus ou moins repentis, plus ou moins expressifs. Qui semblaient toujours étrangers aux faits évoqués. Ces êtres humains qui avaient tué leurs enfants, massacré leur conjoint, éventré leur voisin pour quelques euros semblaient avoir été traversés par une force inconnue, étrangère.